open Menu secondaire

Perspectives électorales – La participation électorale des groupes ethnoculturels

Perspectives électorales – Décembre 2006

Consultations après-conflit et clivages interethniques : Comment encourager la participation électorale

Rafael López-Pintor
Ancien professeur titulaire, Université autonome de Madrid; consultant électoral international

Le présent article examine les effets des réformes constitutionnelles et juridiques sur les clivages entre ethnies à l'occasion d'élections de transition et d'après-conflit. Figurent parmi les mécanismes juridiques de consultation électorale qui prennent en compte les clivages ethniques : des dispositifs de partage du pouvoir et des formules de représentation assorties de quotas ou de sièges réservés; l'inscription et le vote des électeurs à l'étranger; la composition interethnique des commissions électorales ainsi que l'emploi des langues minoritaires dans les formulaires électoraux, les cours d'éducation civique et les programmes d'information des électeurs. On trouvera des exemples de situations de transition et d'après-conflit de partout dans le monde. La principale conclusion à tirer est qu'il est plus facile d'aplanir les obstacles à l'harmonie interethnique que de mettre en place des mesures d'encouragement, particulièrement de type électoral. Pour autant, la tenue d'une consultation pendant ou après une lutte civile transpose sur le plan politique les doléances de nature ethnique, atténuant ou éliminant ainsi les heurts. Tenir des élections dans l'après-conflit risque néanmoins d'accentuer les clivages ethniques, le factionnalisme ayant tendance à s'exprimer – et s'exprime souvent – dans l'alignement du vote sur l'appartenance ethnique; il ne faut toutefois pas y voir là un effet pervers des élections mais plutôt le reflet de la réalité sociale ambiante.

La matière résumée dans le présent article provient de l'examen du peu de documents existants et de l'expérience de première main acquise par l'auteur et ses collègues au cours des vingt dernières années lors d'élections tenues dans des pays en proie à de graves conflits interethniques ou dans lesquels les conflits de ce type sont une caractéristique du processus politique note 1. On trouvera surtout ici une analyse des faits rassemblés par l'auteur ou d'autres chercheurs. Largement tributaire des principales conclusions d'un travail de recherche plus vaste commandé à l'auteur et publié par l'USAID note 2, l'article en est également la synthèse. En l'absence de référence expresse à un auteur ou à un ouvrage de l'USAID à la suite d'une conclusion, force sera de déduire qu'il s'agit de mon propre jugement du status questionis, d'ici à ce que des éléments plus probants viennent étayer une interprétation différente.

Clivages ethniques et conflit politique

L'affrontement interethnique a été déterminant dans le modelé du paysage actuel des guerres civiles et des conflits internationaux. Il a également été le moteur des interventions de la communauté internationale, tant pour rétablir la paix que pour apporter de l'assistance technique pour la tenue d'élections et d'autres fins note 3.

Conséquence d'une des identités sociales aux racines les plus profondes qui soient, le clivage ethnique tend à persister même après une ou plusieurs élections. Les élections qui suivent un conflit sont du reste souvent perçues comme le premier pas vers la démocratie et une manière d'éviter la lutte armée. C'est pourquoi l'ethnicité est normalement prise en compte dans l'élaboration des formes juridiques qui encadreront la consultation. Pour être efficace, le dispositif électoral doit permettre à la société de tenir compte de ses clivages politiques : territoriaux, ethnoculturels, sociaux ou autres.

Estomper les clivages ethniques grâce aux règles électorales

Le programme d'assistance électorale type destiné à un pays ethniquement divisé comporte normalement un mécanisme d'élaboration de règles électorales qui prennent en compte la question ethnique. Celle-ci fait partie intégrante de l'ordre de mission des négociateurs de paix depuis au moins la pacification de la Namibie et du Nicaragua dans les années 1980 et de beaucoup d'autres pays dans les années 1990 et 2000.

Le nombre et la nature des dispositions juridiques portant expressément sur l'ethnicité et les élections varient d'un pays à l'autre, surtout en fonction de l'acuité de l'affrontement interethnique, de la volonté politique des parties, ainsi que de l'ampleur et de l'efficacité de la présence internationale sur le terrain. On trouvera ci-après sept principales mesures juridiques ainsi que les pays où elles ont été appliquées ces 20 dernières années. Quelques cas d'élections de transition et d'après-conflit seront ensuite examinés plus longuement.

1. Régime prévu dans la Constitution et mécanismes de partage du pouvoir préalablement fixés

Il se peut que la Constitution prévoie une fédération de républiques à fondement ethnique (Bosnie-Herzégovine) ou des arrangements spéciaux pour les provinces (le Québec au moment de la Confédération en 1867). Une division administrative du pays en territoires ethniquement délimités peut avoir été héritée du passé ou créée depuis peu (Irak, Espagne). Les mécanismes de partage du pouvoir peuvent comprendre un gouvernement d'unité nationale auquel participent tous les grands partis (Afrique du Sud en 1994, Afghanistan en 2004 et Irak en 2006); un conseil des ministres où siègent un président et un premier ministre appartenant respectivement aux partis de la majorité et de la minorité (Kosovo en 2002); une présidence officiellement tripartite (Bosnie-Herzégovine); ou un organe collégial composé du président et de plusieurs vice-présidents chargé de garantir la représentation interethnique dans l'exécutif selon un consensus tacite entre les créateurs de la Constitution. En Irak, la Constitution établit une forme de présidence tripartite composée d'un président et de deux vice-présidents (le conseil présidentiel) qui, de facto sinon en droit, est censée regrouper les trois principaux groupes religieux ou ethniques au sommet de l'exécutif (les sunnites, les chiites et les Kurdes).

2. Formules inclusives de représentation : le scrutin de liste dans les entités infranationales

Ce mécanisme est depuis longtemps en usage dans plusieurs pays européens (Suisse, Pays-Bas, Belgique et Espagne). Dans les pays multiethniques d'Amérique latine – principalement la Bolivie, l'Équateur, le Guatemala, le Mexique, le Nicaragua et le Pérou – les clivages ethniques sont atténués par la représentation proportionnelle dans les instances provinciales et municipales, même si des rébellions ont occasionnellement éclaté au Chiapas au Mexique dans les années 1990, en Équateur en 2000 et aujourd'hui en Bolivie. En Afrique également, la représentation de puissants groupes ethniques dotés d'une base territoriale est garantie en droit par la représentation proportionnelle dans des instances provinciales (par exemple en Afrique du Sud), ou par la règle de la majorité simple (scrutin majoritaire uninominal à un tour) dans les entités petites et plus homogènes ethniquement (Éthiopie et Nigeria).

3. Quotas et sièges réservés aux minorités ethniques (formule de type parité homme-femme)

Un exemple récent de sièges réservés existe en Afghanistan (pour certaines minorités, comme les Kuchi), en Albanie (pour la minorité grecque du Sud), le Kosovo (pour les minorités non albanaises) et en Palestine (pour les chrétiens et les Samaritains). Le Nicaragua établit des quotas pour chaque minorité de sa façade Atlantique.

4. Formalités d'inscription des électeurs favorables aux minorités

On a souvent recours aux formalités d'inscription des électeurs pour mobiliser les minorités et les intégrer au processus politique. Il s'agit habituellement de l'inscription à partir de l'étranger ou d'une réglementation souple pour l'inscription des électeurs et des candidats qui réduit les difficultés politiques et logistiques.

L'inscription des électeurs et le vote à partir de l'étranger ont eu du succès en 1990 dans le Nicaragua d'après-guerre, lorsque les exilés se sont inscrits et ont voté à la frontière du Honduras et du Costa Rica. Dans ce cas, le conflit ethnique n'était que la cause secondaire du déplacement des populations; dans les exemples qui suivent, il s'agissait de la principale.

À Kaboul, des travailleurs électoraux afghans dépouillent des bulletins de vote lors des élections parlementaires historiques qui se sont déroulées le 18 septembre 2005.

Au Kosovo, les Serbes ont refusé de s'inscrire et de participer aux élections municipales de 2000. Ils ont toutefois surmonté leur résistance aux législatives de 2001, sans doute encouragés par la communauté internationale et les dispositions législatives. Toutes les factions serbes ont été exhortées à s'inscrire sous la bannière d'un seul parti, ce qu'elles ont fait; des dispositions juridiques ont assuré un niveau élevé de représentation grâce à la proportionnelle combinée à des sièges réservés pour la minorité. Malgré qu'ils se soient inscrits en grand nombre en 2001, les Serbes ont toutefois à nouveau boycotté les municipales de 2002 et la générale de 2005.

En Afghanistan et en Irak (2005), on a eu recours à l'inscription et au vote des électeurs à l'étranger, surtout ceux séjournant au Pakistan et en Iran dans le cas de l'Afghanistan et ceux se trouvant en Iran, en Syrie, au Liban, en Jordanie et en Égypte dans celui de l'Irak. Dans les deux cas, les citoyens vivant à l'étranger ont voté en grand nombre; l'opération a toutefois occasionné des coûts considérables. Inversement, en Angola en 1992, au Mozambique en 1994 et au Libéria en 1997, des projets semblables mis sur pied par des organismes internationaux et des autorités locales n'ont jamais vu le jour malgré la présence d'un nombre important de ressortissants vivant dans les pays voisins. Hormis la question des coûts, l'inscription et le vote des électeurs à l'étranger sont un bon moyen de favoriser l'harmonie interethnique à condition d'encourager et de faciliter réellement la participation des populations concernées.

5. Ethniciser les commissions électorales nationales et infranationales

Donner une structure multiethnique à l'administration électorale a favorisé l'intégration en Afghanistan, en Bosnie-Herzégovine, en Équateur, en Irak, au Kosovo, en Macédoine, au Nigeria et en Afrique du Sud. Dans les opérations de maintien de la paix, les élections sont généralement organisées par des instances internationales, les autorités nationales jouant un rôle de second plan. Il faut néanmoins reconnaître que la composition multiethnique de la composante nationale de l'administration électorale a en général joué un rôle positif en établissant un équilibre interne et en augmentant la confiance de la population à l'endroit de l'autorité électorale.

6. Langues minoritaires dans la documentation

Le plus souvent, les langues minoritaires ne sont employées que pour les feuillets d'information de l'électeur et non de manière généralisée dans la documentation de scrutin. On trouvera des exemples de recours à cette technique dans la plupart des pays mentionnés dans la présente partie. L'auteur a participé dernièrement à la rédaction de documents de ce genre pour des pays comme l'Afghanistan, l'Éthiopie, le Guatemala, l'Irak et le Nicaragua.

7. Proscrire la propagande haineuse en renforçant et en observant les médias (aide financière de l'ONU, de l'OSCE et de l'USAID)

Mettre sur pied des projets destinés à renforcer les médias locaux, à soutenir l'activité des médias étrangers (en particulier la radio et la télévision) ou à favoriser l'observation des médias à l'aide de méthodologies standard et faire connaître les résultats. La surveillance suppose l'analyse systématique quotidienne quantitative et qualitative de la presse écrite, de la télévision et de la radio au moyen d'échantillonnages statistiques et de traitement informatique. La publication périodique de rapports alimente le débat sur les enjeux. Simplement rendre compte de l'actualité avec professionnalisme peut avoir des effets salutaires. Des opérations d'observation des médias ont eu lieu dans la quasi-totalité des pays mentionnés dans le présent article, et il faut voir dans cette pratique un outil d'information générale et stratégiquement utile dans la lutte contre les propos haineux et les dépenses abusives à l'occasion des campagnes électorales, notamment note 4.

Il va sans dire que des mesures semblables aux sept décrites ci-dessus ne sont pas un gage de succès de l'intégration ni même de rapprochement des minorités ethniques. L'expérience montre qu'il est plus facile d'éliminer les obstacles juridiques que de donner de véritables encouragements à l'intégration politique et sociale de populations ethniques antagonistes note 5.

Élections de transition et d'après-guerre – trois cas

On vient de le voir, nombreux sont les cas d'aménagement des clivages interethniques par la tenue d'élections aux premiers jours de la démocratie et en situation d'après-guerre. Suit une description détaillée de trois cas : l'Espagne de l'après-franquisme, le Nicaragua de l'après-guerre et la Bosnie-Herzégovine.

Espagne

Indissociables de l'histoire de l'Espagne, surtout en ce qui concerne le Pays basque et la Catalogne, les clivages interethniques se sont accentués après les politiques de centralisation absolue de la dynastie des Bourbon à la fin du XVIIIe siècle, au moment de la guerre civile (1936-1939) et pendant les 40 années de dictature de Franco qui ont suivi. Dans le Pays basque et en Catalogne, la population a été dépouillée d'un certain nombre de droits historiques, dont celui d'employer sa langue maternelle. Ce n'est qu'en 2006, après plus de 30 ans d'attentats, que l'organisation armée basque ETA a déclaré un cessez-le-feu permanent. En Catalogne, les protestations et les manifestations massives contre le gouvernement national et la centralisation étaient devenues monnaie courante à la fin du franquisme et dans les premières années de démocratisation après la mort du Caudillo en 1975.

En 1978, la Constitution a modifié de fond en comble l'appareil institutionnel de l'Espagne en créant notamment une fédération asymétrique de 17 « communautés autonomes », allant du Pays basque et de la Catalogne, dotés d'un statut quasi fédéral, jusqu'à d'autres communautés jouissant d'une autonomie moindre. La langue officielle commune est l'espagnol et les trois autres langues officielles sont, selon la région, le catalan, l'euskera et le galego. Les gouvernements autonomes gèrent quelque 40 % des dépenses publiques, le reste relevant à 35 % du gouvernement national et à 25 % des administrations locales. Aux trois niveaux se trouve un régime parlementaire – dont le pouvoir exécutif émane de l'assemblée législative.

Le premier ministre d'Espagne, José Luis Rodríguez Zapatero (en bas, à droite), écoute le président régional basque, Juan José Ibarretxe (à gauche), qui s'adresse au Parlement espagnol, à Madrid, en février 2005.

Depuis 1977, la loi espagnole prévoit la représentation proportionnelle au niveau provincial, permettant ainsi aux forces politiques d'obtenir des sièges à l'assemblée législative nationale et accordant aux communautés basque et catalane une représentation parlementaire forte à Madrid note 6. Les lois de délégation ultérieures accordèrent aux gouvernements autonomes le pouvoir de déterminer au moyen d'une loi leur propre mode d'élections législatives ainsi que le type et le nombre de collectivités aux fins des élections législatives au sein de la communauté. Par exemple, le statut basque édicte que chacune des trois provinces élit le même nombre de députés (vingt chacune) sans égard au nombre d'habitants, de sorte que chaque communauté basque définie par ses anciennes limites historiques est également représentée. Les campagnes électorales se déroulent dans la langue du pays, ainsi qu'en espagnol, l'information destinée aux électeurs et les documents de scrutin étant disponibles dans les deux langues.

Le cadre juridique et constitutionnel ci-dessus a réussi à estomper et fondre les divergences ethnoculturelles historiques profondes de l'Espagne. À preuve, le large consensus autour de la Constitution de 1978, la vitalité de l'autonomie en général et la pacification progressive du Pays basque, où le bras politique de l'ETA (sous diverses désignations) n'a jamais tout à fait boycotté le scrutin ni les assemblées basque et municipales. Pour ce qui est du cadre juridique, l'actuelle loi électorale (qui prévoit le vote à la majorité qualifiée) n'est qu'une version étoffée et actualisée du décret provisoire d'avril 1977, pris un mois avant la tenue des premières élections démocratiques. Voilà qui illustre le talent de négociation et l'adresse technique de ses auteurs, représentants du gouvernement provisoire et des partis d'opposition toujours interdits, lors de réunions tenues dans la clandestinité.

Nicaragua

Une femme vote à l'élection nationale tenue au Nicaragua le 4 novembre 2001.

Exemple de rapprochement ethnique rapide après un conflit armé, le Nicaragua a adopté des mesures juridiques favorables aux minorités ethniques de ses deux régions de la côte Atlantique, où vivent les populations indigènes miskita, créole, sumu, garifuna, rama et métisse. Les Miskitos avaient vigoureusement résisté au gouvernement sandiniste, qui les avait réprimés au début des années 1980. Après la guerre civile, la loi de délégation de 1987 pour les régions visées (Ley de Autonomía) a instauré la représentation proportionnelle pour chacune des assemblées législatives régionales, sous réserve que le premier candidat et toutes les listes de parti dans 10 des 30 circonscriptions multimembres appartiennent à la minorité ethnique dominante de la circonscription note 7. Le principal parti ethnique est YATAMA, mais celui-ci n'a jamais remporté la pluralité des voix dans l'une ou l'autre région, les deux étant gouvernées par le FSLN sandiniste ou le PLC libéral, plus ancien. La tendance démographique historique de ces régions est la croissance du peuple criollo, dans l'ouest du pays. La loi de délégation de 1987 avait précisément pour but de garantir les droits civils et politiques des minorités en leur conférant notamment une représentation parlementaire et municipale.

Depuis, la représentation proportionnelle et les quotas pour les minorités ont été systématiquement appliqués. La représentation des minorités ethniques a été garantie, non sans problème récurrent toutefois, reflet de l'affrontement entre les partis nationaux et indigènes. En raison des mouvements de population, les litiges tiennent souvent à l'octroi de sièges à telle ou telle circonscription et à l'attribution subséquente de certains sièges à un parti donné. Ces différends se règlent d'habitude par une entente écrite (ni légale ni illégale) entre les autorités politiques et électorales.

Des différends ont surgi dernièrement au sujet de l'attribution d'un siège contesté par le parti indigène YATAMA et les principaux partis nationaux après les élections au conseil régional en mars 2006. YATAMA a appelé à des manifestations de masse et à des actes de violence contre l'autorité électorale régionale; des militants ont encerclé son siège et détenu son président pendant plusieurs jours. Après des jours de tension grandissante et d'intense médiation, la Commission électorale nationale a décidé, avec la caution de tous les partis politiques, d'attribuer le siège litigieux à YATAMA. Quelle que soit la particularité du cas, au lieu de s'en tenir à la lettre de la loi, qui fixe les limites des circonscriptions, la décision obéit à son esprit, qui privilégie dans ces régions les droits de la minorité. Des clarifications juridiques sont de toute évidence souhaitables puisque le différend refait surface à chaque élection. Néanmoins, on peut affirmer que les mesures juridiques garantissant la représentation de la minorité ethnique ont atteint leur résultat : il n'y a plus de lutte armée entre le gouvernement national et les minorités régionales depuis 1987, et la représentation est garantie à la satisfaction de tous les intéressés.

Bosnie-Herzégovine

Des membres de la nouvelle présidence multiethnique de Bosnie-Herzégovine (de gauche à droite), le croate Dragan Cavic, le serbe Mirko Sarovic et l'albanais Sulejman Tihic, prêtent leur serment d'entrée en fonction, à Sarajevo, en octobre 2002.

Les Balkans, la Bosnie-Herzégovine en particulier, disposent d'un cadre juridique et constitutionnel complexe en matière de questions interethniques. Premièrement, il a été créé une institution formée d'une république fédérale (Srpska) au sein d'une confédération. Deuxièmement, la présidence tripartite de la fédération représente les trois grands groupes ethniques (serbe, albanais et croate). Cette présidence tripartite fondée sur l'ethnie était censée avoir un effet rassembleur. Tel n'a toutefois pas été le cas, les tensions ethniques ayant conduit à un blocage.

Le scrutin de liste et les sièges réservés ont assuré la représentation électorale de tous les groupes ethniques. Les alliances interethniques sont aussi possibles, entre autres mécanismes, quoique nulle n'ait jamais été constituée.

L'administration électorale a été structurée sur une base multiethnique. Avant la disparition de l'autorité électorale internationale en 2003, on a créé une association professionnelle de responsables électoraux sans distinctions ethniques qui a commencé son activité grâce à l'appui de l'IFES, une agence internationale américaine spécialisée dans l'assistance technique destinée aux administrations électorales. Le transfert de pouvoirs des autorités internationales aux autorités nationales s'est opéré progressivement en 2002 et 2003, plus de cinq ans après les premières élections, en 1998. Par comparaison, au Timor oriental, le transfert s'est fait deux ans après les premières élections; au Kosovo, il n'était toujours pas achevé six ans après les premières élections, en 2000.

L'inscription des électeurs et des candidats a été grandement facilitée pour les Croates et les Albanais en Bosnie-Herzégovine, comme cela fut le cas plus tard pour les Serbes du Kosovo, par des mesures d'inscription et de vote à l'étranger. Il aura fallu pour cela non seulement des dispositions juridiques adéquates mais aussi un immense investissement dans le dispositif sécuritaire et logistique.

En Bosnie-Herzégovine, les langues minoritaires ont largement été employées comme instrument d'intégration, toutes ayant été utilisées dans l'ensemble des formulaires officiels. Procéder autrement aurait en fait privé du droit de vote certaines populations incapables de lire un bulletin de vote rédigé dans une autre langue que la leur. À un moindre degré d'inclusivité, les documents d'éducation civique et d'information des électeurs n'ont été imprimés ou diffusés verbalement que dans les langues les plus répandues.

Soutenir les campagnes d'éducation civique qui encouragent la participation de toutes les communautés est un élément de la plupart des programmes d'action démocratique des organismes donateurs. En Bosnie-Herzégovine, l'aide venue de l'administration électorale internationale intérimaire a largement été distribuée par les organisations non gouvernementales nationales, dont beaucoup ont été formées à cette seule fin.

On doit juger positifs les résultats obtenus en Bosnie-Herzégovine. Même si les premières élections en vertu des accords de Dayton ont accentué le clivage en poussant les diverses communautés à se regrouper selon leur ethnie, elles ont réussi à mettre fin aux combats, les factions ayant dû se consacrer aux préparatifs électoraux. Il se trouve que les élections ont été un mécanisme capable d'amener les communautés ethniques à jouer le jeu de la démocratie, certes plus civilisé, même si la réconciliation pleine et entière reste à ce jour un objectif fuyant. Le transfert des pouvoirs électoraux des autorités internationales aux autorités nationales s'est opéré graduellement mais avec efficacité et, depuis 1998, des élections se succèdent dans l'ordre et la transparence.

Conclusion

La communauté internationale appuie la tenue d'élections dans les sociétés en transition et en période d'après-conflit en tant qu'instrument de réconciliation nationale et de renforcement de la démocratie. Il est des secteurs où l'assistance démocratique et électorale s'est avérée efficace. L'un d'eux est la création et l'aide à la pérennisation d'une administration électorale professionnelle; un autre est l'aide aux campagnes d'éducation civique qui accompagnent le processus électoral. Ce sont les rares domaines de l'assistance démocratique où les observateurs ont à l'unanimité constaté des résultats positifs note 8.

Les experts électoraux, les praticiens sur le terrain et les analystes de l'assistance démocratique jugent modérément positifs plutôt que neutres ou négatifs les effets des élections et des règles électorales sur le clivage ethnique note 9. L'expérience montre qu'une législation adéquate et d'autres mesures de type électoral peuvent être utiles, mais les tensions interethniques ne sauraient être aisément surmontées par les seules mesures électorales. Les élections n'ont pas pour but de combler les fossés ethnoculturels profonds; elles cherchent plutôt à aider les rivaux à y faire face d'une manière démocratique éclairée note 10. On trouve aussi des exemples de pays où la tenue d'élections a creusé le fossé ethnique (Angola, Libéria et Éthiopie). En Afrique surtout, il est à craindre que les partis politiques accuseront encore davantage les divisions ethniques. Sur ce continent, les partis se sont en effet constitués autour des ethnies, à l'image du pluralisme social ambiant note 11.

Un certain nombre de conclusions se dégagent des travaux récents sur les mesures à prendre pour réduire la polarisation ethnique causée par les élections. Sont dignes de mention note 12 :

  • Comme dans d'autres domaines de conflit social, il est plus facile d'aplanir les difficultés qui viennent perturber l'harmonie interethnique que d'offrir des formes d'encouragement, surtout par l'intermédiaire du système électoral. Parmi les obstacles qui ont été levés le plus souvent, on compte notamment les empêchements constitutionnels et juridiques à la participation et à la représentation des citoyens; les empêchements de jure ou de facto à l'emploi de langues minoritaires dans les cours d'éducation civique, l'information destinée aux électeurs et les documents électoraux; la propagande haineuse dans les médias; ainsi que les mécanismes ou les structures qui rendent l'administration électorale opaque et suspecte aux yeux des politiciens et des électeurs.
  • Dans l'après-conflit, les élections peuvent en outre creuser davantage les clivages ethniques, ne serait-ce qu'en cristallisant la polarisation aux urnes. Une consultation électorale pendant ou après une guerre civile transpose du champ de bataille à la scène politique les doléances ethniques. Si le processus électoral réduit la lutte armée ou s'y substitue, il se peut que le factionnalisme s'exprime dans l'alignement du vote sur l'appartenance ethnique. Même si la loi électorale tente d'atténuer le phénomène en autorisant les listes et les alliances multiethniques, il se peut que ces instruments juridiques ne séduisent pas et soient repoussés par les élites politiques (comme en Bosnie-Herzégovine). Il ne faut toutefois pas y voir là un effet pervers des élections mais plutôt le reflet de la réalité sociale ambiante.
  • Il faut considérer comme faisant partie d'un tout et non pas comme éléments distincts toutes les mesures destinées à désamorcer ou apaiser les conflits. L'élimination des obstacles à la participation et à la réconciliation interethnique exige ce qui suit :
    • Des dispositions juridiques et constitutionnelles comme des mécanismes de partage du pouvoir, des formules inclusives de représentation et de composition interethnique de l'autorité électorale.
    • Faciliter l'inscription des électeurs et des candidats, y compris à l'étranger.
    • Des campagnes d'éducation civique qui encouragent la participation de toutes les communautés.
    • Employer les langues minoritaires dans la tenue du scrutin et les cours d'éducation civique.
    • Éliminer la propagande haineuse en renforçant les médias démocratiques, en les observant à l'aide de méthodologies standard et en publiant périodiquement les résultats.

Notes

Note 1 Il s'agit entre autres du propre pays de l'auteur, l'Espagne, en Europe, ainsi que des pays suivants : l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo et la Macédoine dans les Balkans; l'Afghanistan, l'Irak et la Palestine en Asie centrale, au Moyen ou au Proche-Orient; le Cambodge en Asie du Sud; l'Angola, les Comores, la Côte d'Ivoire, l'Éthiopie, le Lesotho, le Libéria, l'Afrique du Sud, le Mozambique et le Nigeria en Afrique; l'Équateur, le Salvador, le Guatemala et le Nicaragua en Amérique centrale. L'auteur a occupé le poste de directeur général des élections dans le cadre d'une mission d'observation soit de l'ONU (Mozambique et Salvador) soit de l'Union européenne (Côte d'Ivoire, Éthiopie, Nicaragua, Équateur, Guatemala). Dans les autres pays, il a fait office de conseil de haut niveau auprès de l'autorité électorale nationale ou d'une organisation internationale. De longs échanges avec des collègues spécialistes de haut rang et occupant sur place des postes de direction et de consultation ont permis de rassembler de l'information et des enseignements que les documents de chercheurs ou les comptes rendus préparés sur le terrain sont actuellement dans l'incapacité de fournir. Je suis tout particulièrement reconnaissant à mes collègues et amis Jeff Fischer, Ron Gould, Peter Erben et Jarrett Blanc, qui ont toujours répondu à mes demandes de renseignements avec talent et générosité.

Note 2 Le projet d'évaluation de la recherche portait sur 14 pays différents dans lesquels se sont déroulées des élections d'après-conflit. Il s'agissait notamment de procéder à un examen complet des rares documents universitaires consacrés à un certain nombre de questions relatives à l'assistance électorale internationale, l'une d'elles étant les élections et les clivages ethniques. Après compilation et analyse des grandes conclusions de la recherche, un document d'orientation a été publié et mis en ligne sur le site Web de l'USAID (www.usaid.gov). Voir Rafael López-Pintor, Postconflict Elections and Democratization : An Experience Review, USAID, Washington, D.C., 2005. On trouvera également une excellente liste des paramètres juridiques de divers systèmes électoraux dans le monde, ainsi que des pays aux prises avec de fortes divergences ethniques, dans Andrew Reynolds, Ben Reilly et Andrew Ellis (dir.), La conception des systèmes électoraux : Un manuel de International IDEA, International IDEA, Stockholm, 2005. Des études de cas par pays portant sur divers instruments d'atténuation des conflits interethniques se trouvent dans Peter Harris et Ben Reilly (dir.), Democracy and Deep-Rooted Conflicts: Options for Negotiators, International IDEA, Stockholm, 1998.

Note 3 Pour complément d'information, voir Rafael López-Pintor, « Reconciliation Elections: A Post-Cold War Experience, » dans Krishna Kumar (dir.), Rebuilding Societies After Civil War: Critical Roles for International Assistance, Lynne Rienner, Boulder (Colorado), 1997, p. 43-61.

Note 4 Un excellent manuel de surveillance des médias a récemment été produit par le National Democratic Institute for International Affairs. On peut l'obtenir gratuitement à www.ndi.org.

Note 5 On trouvera une liste complète de ces mécanismes juridiques dans OSCE/BIDDH, Manuel d'observation des élections, Varsovie, 2001; Guy S. Goodwin-Gill, Élections libres et régulières, Union interparlementaire, Genève, 2006.

Note 6 Le décret provisoire d'avril 1977 a essentiellement trouvé son expression dans la Constitution de 1978, la Loi électorale de 1985 et les statuts d'autonomie du Pays basque et de la Catalogne, actuellement en cours d'actualisation et de révision.

Note 7 Article 142 de la Loi électorale.

Note 8 Thomas Carothers, Aiding Democracy Abroad: The Learning Curve, Carnegie Endowment for International Peace, Washington, D.C., 1999; Krishna Kumar (dir.), Postconflict Elections, Democratization, and International Assistance, Lynne Rienner, Boulder (Colorado), 1998; Marina Ottaway et Thomas Carothers (dir.), Funding Virtue: Civil Society Aid and Democracy Promotion, Carnegie Endowment for International Peace, Washington, D.C., 2000, p. 77-104.

Note 9 Thomas D. Sisk, Power Sharing and International Mediation in Ethnic Conflicts, United States Institute of Peace Press and Carnegie Commission on Preventing Deadly Conflict, Washington, D.C., 1996, p. 27-45; Ben Reilly et Andrew Reynolds (dir.), Electoral Systems and Conflict in Divided Societies, National Academy Press, Washington, D.C., 1999; Harris et al., Democracy and Deep-Rooted Conflicts, p. 118-201; Krishna Kumar, "International Assistance for Post-Conflict Elections", in Peter Burnell (dir.), Democracy Assistance: International Co-operation for Democratization, Frank Cass, Londres, 2000, p. 205; Karin Von Hippel (dir.), Democracy by Force: U.S. Military Intervention in the Post-Cold War World, Cambridge University Press, Cambridge, 2000, p. 202-204. On trouvera un regard plus critique dans Marina Ottaway, Democracy Challenged: The Rise of Semi-Authoritarianism, Carnegie Endowment for International Peace, Washington, D.C., 2003, p. 202-203.

Note 10 López-Pintor, Postconflict Elections, p. 16, 17.

Note 11 Marina Ottaway, "Social Movements, Professionalization of Reform, and Democracy in Africa", in Ottaway et Carothers, Funding Virtue, p. 80.

Note 12 López-Pintor, Postconflict Elections, p. 27.

Note : 

Les opinions exprimées par les auteurs ne reflètent pas nécessairement celles du directeur général des élections du Canada.