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Perspectives électorales – Les jeunes et les élections

Perspectives électorales – Juillet 2003

La politique électorale : où sont passés les jeunes?

La politique électorale : où sont passés les jeunes?

Elisabeth Gidengil
Professeur, Département de science politique
Université McGill

André Blais
Professeur, Département de science politique
Université de Montréal

Neil Nevitte
Professeur, Département de science politique
Université de Toronto

Richard Nadeau
Professeur, Département de science politique
Université de Montréal

Un nombre sans précédent de jeunes Canadiens tournent le dos à la politique électorale. Les optimistes veulent croire qu'ils optent pour d'autres formes d'engagement politique, notamment en raison du fait que de nos jours, plus de jeunes Canadiens ont une formation universitaire que les générations de leurs parents et de leurs grands-parents. Cette supposition est d'ailleurs renforcée par les médias qui diffusent des images de jeunes protestant contre la mondialisation ou la guerre en Iraq. Selon cet argument, la nouvelle génération de jeunes Canadiens très instruits est insatisfaite de la politique électorale traditionnelle et préfère des formes plus autonomes d'action politique. Cependant, comme le démontre le présent article, cette perception optimiste de la situation ne résiste pas nécessairement à l'examen des faits.

Un fossé qui s'élargit

Figure 1: Tendances de vote par groupe d'âge

Ce n'est pas d'hier que les taux de participation électorale des jeunes sont faibles. D'après les études détaillées de la participation aux élections fédérales depuis 1968, la propension au vote augmente généralement de sept ou huit points entre 20 et 30 ans, et d'environ 15 points entre 20 et 50 ans note 1. Les jeunes ont moins tendance à voter justement parce qu'ils sont jeunes. La plupart d'entre eux ne se soucient pas particulièrement de l'impôt, des taux hypothécaires ou de l'accès aux services; le débat politique qui entoure ces questions peut leur paraître lointain et abstrait.

Par contre, l'élargissement du fossé entre les générations est un phénomène récent. Quelque chose réduit la propension à voter des jeunes Canadiens de la nouvelle génération par rapport à celle de leurs parents et de leurs grands-parents lorsqu'ils étaient dans la vingtaine. La participation électorale à cet âge était supérieure de 10 points chez les personnes nées dans les années 1960 et de 20 points chez les enfants du baby-boom. Lorsque l'on compare les tendances de vote des différentes générations, le résultat est frappant (voir la figure 1). Le taux de participation électorale est resté plus ou moins stable chez les trois générations plus âgées; seule la nouvelle génération affiche une baisse. Cela veut dire que le déclin de la participation électorale depuis 1988 est en grande partie attribuable au renouvellement de la population. Si les quatre générations avaient représenté les mêmes proportions de l'électorat en 2000 qu'en 1988, la participation à l'élection fédérale de 2000 aurait été de 10 points plus élevée.

Le mythe de l'instruction

Figure 2: Tendances de vote chez les jeunes Canadiens

Le déclin de la participation électorale chez la nouvelle génération est déconcertant puisqu'il survient à une période où un nombre record de jeunes Canadiens entreprennent des études postsecondaires. Si davantage de jeunes se dirigent vers l'université, pourquoi sont-ils moins nombreux à voter que leurs parents ou leurs grands-parents? La première réponse qui vient à l'esprit repose justement sur leur instruction plus poussée. On a avancé l'hypothèse que ces jeunes Canadiens tournent le dos à la politique électorale en quête de formes plus actives d'engagement politique. Parce qu'ils sont plus instruits, ils cherchent un moyen d'expression plus significatif qu'un vote occasionnel. Cependant, il est faux de supposer que ce sont les jeunes très instruits qui n'exercent pas leur droit de vote. Bien au contraire, plus un jeune est instruit, plus il aura tendance à voter. Le niveau d'instruction demeure le meilleur indicateur prévisionnel du vote parce que les études développent les aptitudes cognitives nécessaires pour comprendre les subtilités de la politique et qu'elles semblent favoriser des normes d'engagement civique. L'instruction est un facteur déterminant dans le choix des jeunes Canadiens de voter ou de s'abstenir. L'Étude sur l'élection canadienne 2000 révèle que la participation électorale chez la nouvelle génération était supérieure de près de 50 points chez les diplômés d'une université que chez les jeunes n'ayant pas obtenu leur diplôme d'études secondaires note 2. En outre, le déclin de la participation se limite aux jeunes qui n'ont pas fait d'études universitaires. Depuis l'élection générale de 1993, la participation a diminué de plus de 30 points parmi les jeunes sans diplôme d'études secondaires et de 15 points ou plus parmi les jeunes qui ont terminé des études secondaires ou fait des études collégiales (voir la figure 2). Par contre, la participation des diplômés universitaires est restée stable.

Moins on en sait, moins on veut en savoir

Une deuxième fausse croyance est que les jeunes Canadiens sont démoralisés par la politique électorale traditionnelle. Il est vrai qu'ils sont insatisfaits de la politique et des politiciens. Trois sur cinq pensent que le gouvernement ne se soucie pas de l'opinion des jeunes comme eux et deux sur cinq pensent que les partis politiques tiennent rarement leurs promesses. L'insatisfaction des jeunes n'est toutefois pas plus marquée que celle des Canadiens plus âgés. En réalité, les jeunes sont même un peu moins désabusés de la politique que leurs parents et leurs grands-parents. Quoi qu'il en soit, le mécontentement face à la politique n'est pas un très bon indicateur du manque de participation électorale. Nombreux sont ceux qui vont exprimer leur frustration en votant contre le parti au pouvoir note 3.

Le problème n'est pas tant l'insatisfaction des jeunes Canadiens que leur désaffection. En général, ils s'intéressent à la politique et savent ce qui s'y passe beaucoup moins que leurs aînés. L'intérêt pour la politique et les connaissances en politique sont deux des meilleurs indicateurs permettant de déterminer qui va voter et qui va s'abstenir. Si les jeunes Canadiens connaissaient la politique et s'y intéressaient autant que les Canadiens plus âgés, le taux de leur participation à l'élection fédérale de 2000 aurait été de 14 points plus élevé.

Figure 3: Connaissance des chefs de partis et des autres personnalités politiques

Parmi les jeunes Canadiens qui ont participé à un sondage immédiatement après l'élection fédérale de 2000, près d'un répondant sur cinq ne savait pas que Jean Chrétien était chef du Parti libéral et un répondant sur deux, que Joe Clark était chef du Parti progressiste-conservateur (voir la figure 3). Les sceptiques pourront répliquer que ce test de connaissances défavorise les jeunes : étant donné la longue présence de ces deux hommes en politique fédérale, les Canadiens plus âgés ont simplement eu plus de temps pour les connaître. Toutefois, les répondants plus jeunes étaient aussi beaucoup moins susceptibles de connaître le nom des nouveaux chefs de partis : un jeune sur trois ne savait pas que Stockwell Day était chef de l'Alliance canadienne, et plus de la moitié ne savait pas qu'Alexa McDonough était chef du Nouveau Parti Démocratique. Ces questions ne sont pas sans importance. Après tout, le chef du parti qui remporte une élection devient premier ministre du Canada. En outre, seulement deux répondants sur cinq ont pu nommer le ministre des Finances fédéral et seulement deux sur trois ont pu nommer leur premier ministre provincial. Les jeunes Canadiens avaient encore moins de connaissances que leurs aînés sur les positions des partis. Seulement un répondant sur quatre a répondu que l'Alliance canadienne était un parti de droite, et une proportion encore plus faible situait le NPD à gauche. L'unique question de fait à laquelle les jeunes Canadiens ont aussi bien répondu que les groupes plus âgés consistait à nommer la capitale des États-Unis.

Selon le scénario des optimistes, cependant, ces faibles connaissances seraient prévisibles si les jeunes Canadiens se désintéressent de la politique électorale traditionnelle. Si beaucoup d'entre eux trouvent que la politique électorale ne répond pas à leurs vraies préoccupations, il n'est guère surprenant qu'ils en sachent aussi peu à ce sujet. Mais si ce raisonnement était exact, les jeunes Canadiens devraient en savoir beaucoup plus sur les enjeux qui semblent les intéresser, alors que ce n'est pas le cas. L'image d'une manifestation de jeunes Canadiens à un sommet économique donne à penser que la mondialisation est exactement le type d'enjeu qui leur tient à cœur. En réalité, les jeunes ne semblent pas en connaître davantage sur cette question. Selon un sondage effectué en mars 2001 pour le Centre de recherche et d'information sur le Canada, à peine 57 % des Canadiens nés depuis 1970 avaient entendu parler de la mondialisation, 53 % étaient au courant des manifestations contre l'Organisation mondiale du commerce organisées l'année précédente à Seattle et 40 % avaient entendu parler du Sommet des Amériques qui allait avoir lieu dans la ville de Québec note 4. Pour ces trois questions, le degré de sensibilisation était le plus faible chez les jeunes.

Qui sont les activistes?


Des jeunes étaient parmi les manifestants au Sommet des Amériques de 2001, à Québec.

La troisième fausse croyance est que les jeunes Canadiens qui abandonnent la politique électorale s'impliquent d'une autre manière. En fait, selon l'Étude sur l'élection canadienne 2000, les jeunes Canadiens étaient les moins nombreux à avoir fait partie d'une association bénévole ou d'un groupe communautaire au cours des cinq années précédentes. Dans 40 % des cas, les associations auxquelles les jeunes Canadiens adhéraient étaient des associations sportives. Si les jeunes Canadiens se tournaient vraiment vers d'autres formes d'engagement plus pertinentes, on devrait voir un plus grand nombre d'adhésions à des groupes environnementalistes. En effet, l'environnement est un sujet important pour les jeunes qui n'est cependant pas une priorité dans le programme politique du pays. La participation aux activités d'un groupe environnementaliste semble pourtant représenter un moyen plus efficace d'améliorer la situation. Toutefois, les jeunes Canadiens ne sont pas plus susceptibles (9 %) que l'ensemble des Canadiens d'avoir été membres d'un groupe environnementaliste. Voilà qui remet en question l'hypothèse optimiste selon laquelle le déclin de la participation à la politique électorale traditionnelle est contrebalancé par une participation plus engagée à des activités populaires.

Le même scénario s'applique à la participation aux activités de protestation. Souvent, les activistes sont en fait des personnes d'âge mûr, ici comme à l'étranger note 5. Les jeunes sont les Canadiens les moins susceptibles d'avoir fait ce genre d'activité; plus d'un jeune sur cinq n'a jamais participé à une protestation quelle qu'elle soit, ne serait-ce qu'une pétition ou un boycottage. Bien sûr, il existe un noyau de jeunes qui cherchent à faire bouger les choses en participant à des activités de protestation. En effet, cette génération arrive en seconde place derrière celle du baby-boom quant à l'engagement dans trois différentes activités de protestation ou plus. Cependant, loin de tourner le dos aux moyens plus conventionnels de se faire entendre, ces activistes sont plus nombreux que les autres jeunes de leur âge à être membre d'un parti politique ou d'un groupe d'intérêt, et à voter.

Il n'est pas vraiment surprenant que plusieurs des jeunes qui ne votent pas ne s'engagent pas non plus dans des mouvements populaires ou activités de protestation. L'engagement suppose un certain degré de connaissance de l'actualité mondiale. Les gens qui n'accordent pas un minimum d'attention aux nouvelles peuvent demeurer inconscients de sujets tels que la mondialisation et l'environnement.

Le mythe de la politique en ligne

Cela nous amène à la dernière fausse croyance, selon laquelle Internet aide à compenser la tendance des jeunes Canadiens à se désintéresser de la politique. Il est vrai que les jeunes Canadiens sont les plus susceptibles de chercher de l'information en ligne sur la politique. Cependant, les chiffres ne sont pas très impressionnants. Au moment de l'élection fédérale de 2000, moins du quart des jeunes Canadiens déclaraient avoir utilisé Internet au moins une fois pour trouver des renseignements de nature politique. L'instruction avait un lien évident : plus les jeunes étaient instruits, plus ils étaient susceptibles d'utiliser Internet à cette fin (voir la figure 4). Près de deux diplômés universitaires sur cinq avaient fait des recherches en ligne sur la politique, comparativement à un diplômé du secondaire sur dix. Encore plus pertinent, les jeunes qui avaient utilisé Internet pour trouver des renseignements de nature politique étaient aussi les plus susceptibles de suivre l'évolution de la politique par les médias traditionnels. Ces utilisateurs d'Internet ont obtenu en moyenne deux points de plus que les autres (sur une échelle de 0 à 10) en ce qui a trait au degré d'attention qu'ils portaient aux nouvelles diffusées à la télévision et dans les journaux.

Comment encourager les jeunes Canadiens à voter?

La clé pour encourager les jeunes Canadiens à s'investir dans la politique consiste d'abord à les y intéresser. L'engagement politique présuppose un intérêt pour la politique : si les jeunes Canadiens ne s'y intéressent pas, ils ne perdront ni temps, ni énergie à se tenir au courant des affaires publiques, et encore moins à s'engager dans la vie démocratique du pays. Nous devons cependant reconnaître que la question de l'intérêt se pose dans les deux sens. Par exemple, les travailleurs de campagne électorale et les candidats qui rencontrent les électeurs à domicile démontrent un intérêt tangible envers les électeurs; les personnes ayant déclaré avoir été contactées par au moins un parti durant la campagne de 2000 étaient plus susceptibles de voter. Les jeunes Canadiens n'échappaient pas à cette règle, mais ils ont été les moins nombreux à déclarer avoir été contactés. Ces chiffres suggèrent qu'un effort concerté des partis politiques pour faire sortir le vote pourrait aider à arrêter le déclin de la participation électorale chez les jeunes. Une récente étude aux États-Unis montre l'importance d'amener les jeunes citoyens à voter une première fois : une fois le « seuil » franchi, les jeunes ont tendance à continuer de voter note 6.

Figure 4: Recherche d'information en ligne sur la politique par les jeunes Canadiens (% ayant déjà utilisé Internet à cette fin)

À plus long terme, la mesure la plus importante consisterait à trouver des moyens d'inciter les jeunes à poursuivre leurs études. Plus un jeune est instruit, plus il s'intéresse à la politique et plus il aura tendance à voter, à se joindre à des groupes axés sur le changement et à participer à la vie de sa collectivité. Les taux de décrochage au Canada ne sont peut-être pas disproportionnés par rapport à ceux des autres pays de l'OCDE, mais le niveau d'alphabétisation des décrocheurs canadiens est souvent très bas par rapport à celui de ces autres pays puisque les Canadiens décrochent généralement beaucoup plus jeunes de leurs études secondaires note 7.

L'instruction ne fournit pas seulement aux citoyens les aptitudes cognitives nécessaires à l'engagement actif; elle semble aussi leur inculquer un sens du devoir civique. C'est là un des plus puissants stimulants à voter note 8. Cependant, ce sentiment semble diminuer : moins d'un jeune Canadien sur cinq a exprimé un fort sens du devoir de voter à l'élection de 2000, comparativement à un Canadien sur trois nés avant 1945.

L'origine de ce manque chez les jeunes Canadiens reste obscure, mais elle pourrait bien être liée au fait qu'ils ont atteint la majorité à une période de mécontentement croissant contre la politique. Ce sentiment était notamment dû à une attitude néo-conservatrice en faveur d'une diminution du pouvoir de l'État, à la perception que le gouvernement ne pouvait rien contre les forces économiques mondiales ainsi qu'à une série de crises constitutionnelles et d'accords non ratifiés. Tous ces facteurs pourraient ensemble avoir produit une génération décalée se détachant souvent complètement de la politique. Mais la situation est en train de changer. Le mécontentement politique a plafonné au milieu des années 1990 et semble être en déclin. De plus, les préoccupations concernant la sécurité au pays et à l'étranger ont fait ressortir le rôle joué par l'État. Il pourrait notamment en résulter un sentiment renouvelé de l'importance de la politique.

NOTES

Note 1 André Blais et coll., « The Evolving Nature of Non-Voting: Evidence from Canada », European Journal of Political Research (prochain numéro). Pour plus de détails sur les sujets abordés dans cet article, voir André Blais et coll., Anatomy of a Liberal Victory: Making Sense of the 2000 Canadian Election, Peterborough (Ontario), Broadview Press, 2002, chapitre 3, ainsi qu'Elisabeth Gidengil et coll., Democratic Citizenship in Canada, University of British Columbia Press, (à venir).

Note 2 L'Étude sur l'élection canadienne 2000 comprenait un sondage à volets multiples auprès d'un échantillon représentatif de 3 651 Canadiens pendant la période électorale, un sondage postélectoral auprès de 2 862 des répondants au sondage de la période électorale et un questionnaire à retourner par la poste rempli par 1 535 des répondants au sondage postélectoral. Le taux de réponse au sondage de campagne était de 62 %. Le sondage a été effectué par l'Institute for Social Research de l'Université York et par Jolicœur et Associés. Il a été financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, ainsi que par Élections Canada et l'Institut de recherche en politiques publiques.

Note 3 Elisabeth Gidengil et coll., « The Correlates and Consequences of Anti-Partyism in the 1997 Canadian Election », Party Politics, vol. 7, no 4, 2001, p. 491-513.

Note 4 Pour plus de détails, consulter le Canadian Opinion Research Archive (CORA) de l'Université Queen's sous la rubrique CROP Political Survey (mars 2001), CROP, Inc., Montréal, Québec (CRIC0103). La source des données recueillies, CORA, et les organismes ayant fourni un financement ne sont aucunement responsables de l'utilisation des données dans le présent article. Une analyse des résultats du sondage est effectuée dans « Échanges commerciaux, mondialisation et valeurs canadiennes », Les cahiers du CRIC, vol. 1, avril 2001, disponible à l'adresse suivante : www.cric.ca/ pdf/cahiers/cahierscric_avril2001.pdf.

Note 5 Pippa Norris, The Democratic Phoenix: Reinventing Political Activism, New York, Cambridge University Press, 2002.

Note 6 Eric Plutzer, « Becoming a Habitual Voter: Inertia, Resources, and Growth in Young Adulthood », American Political Science Review, vol. 96, 2002, p. 41-56.

Note 7 Développement des ressources humaines Canada, Direction générale de la recherche appliquée, Le décrochage scolaire : définition et coûts, R-01-1F, Ottawa, Développement des ressources humaines Canada, 2000.

Note 8 André Blais, To Vote or Not to Vote: The Merits and Limits of Rational Choice Theory, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2000.


Note : 

Les opinions exprimées par les auteurs ne reflètent pas nécessairement celles du directeur général des élections du Canada.