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Perspectives électorales – Les Autochtones et les élections

Perspectives électorales – Novembre 2003

Le point sur les questions entourant la représentation des Autochtones aux élections fédérales

Anna Hunter
Professeure adjointe, Département des études politiques, Université de la Saskatchewan

Les Autochtones peuvent à juste titre affirmer que le système électoral fédéral perpétue leur exclusion. Le niveau de participation des électeurs autochtones aux élections fédérales reste faiblenote 1 et leur capacité de traduire leur participation politique en candidatures et en élection d'Autochtones à la Chambre des communes est encore plus limitéenote 2. Cette représentation insuffisante des Autochtones dans les processus politiques officiels témoigne d'un degré d'aliénation politique tel qu'il met en péril la légitimité du système électoral démocratique canadien. Elle perpétue également la relation extrêmement délicate qui existe entre les Autochtones et les non-Autochtones au Canada.

En l'absence de mécanismes officiels pour faciliter le nécessaire échange d'idées, les Autochtones ont été conditionnés à utiliser des moyens percutants pour faire valoir leurs points de vue, comme des manifestations politiques très chargées d'émotions, des barrages routiers et le recours aux tribunauxnote 3. Comme le dit Alan Cairns, si l'on ne fait rien pour freiner les tendances actuelles au chômage, à l'exclusion sociale et à l'anomie des Autochtones, les résultats seront catastrophiques tant pour les Autochtones que les non-Autochtonesnote 4. Le présent article étudie la question de la représentation réelle des Autochtones au sein de la politique électorale fédérale; il conclut qu'il faut accroître la représentation numérique des Autochtones, mais aussi leur représentation effective en intégrant leur vision du monde particulière dans les institutions politiques.

La théorie de la démocratie représentative

Au Canada, la structure et les incidences des élections sur le plan de la représentation sont habituellement considérées comme des facteurs clés de la gouvernance démocratique. Plusieurs indicateurs permettent de mesurer la qualité de la démocratie représentative au Canada : 1) le pouvoir et la responsabilité qu'a le système électoral de représenter les points de vue, les besoins et les aspirations des électeurs; 2) la capacité des institutions de mettre en place une assemblée législative qui reflète fidèlement la composition de la population qu'elle représente, notamment ses dimensions sociales telles que la proportion hommes-femmes, les ethnies et les classes sociales; 3) l'aptitude des acteurs gouvernementaux à élaborer des réponses gouvernementales conformes aux préférences des électeursnote 5. Ensemble et séparément, ces indicateurs reflètent le principe normatif selon lequel la composition et l'activité de l'assemblée législative jouent un rôle important dans la capacité d'un gouvernement de représenter les divers intérêts politiques de ses électeurs. En théorie, les vues de chaque citoyen sont prises en compte dans les délibérations parlementaires, et chaque citoyen a le droit de faire part de ses griefs et préoccupations à la personne qui le représente au Parlementnote 6.

La capacité et la volonté du Parlement d'assurer la représentation politique de groupes particuliers font partie intégrante de tout gouvernement démocratique. La représentation politique structure l'activité gouvernementale, et ceux qui ont accès aux structures décisionnelles du Parlement assument un rôle de surveillance; ils décident quels intérêts seront pris en compte dans la sphère publique, et comment ceux-ci seront priorisés, intégrés et présentés. Prenons par exemple la fonction représentative des débats parlementaires. Il est important de garantir la représentation politique non seulement au plan des résultats numériques, mais aussi pour influer sur la nature du débat qui mène à ces résultatsnote 7. Comme le souligne Roger Gibbins, lorsque la Chambre des communes débat de questions comme l'avortement ou les droits des Autochtones, l'issue serait probablement différente si les groupes concernés étaient mieux représentés à la Chambre des communesnote 8.

Il existe un lien direct entre la légitimité du processus électoral démocratique au Canada et sa capacité de permettre une représentation politique qui reflète le pluralisme social des électeurs. Dans Sauvé c. Canada (Directeur général des élections)note 9, la Cour suprême du Canada définit le lien vital qui existe d'un point de vue symbolique, théorique et pratique entre la participation à l'élaboration de la loi et l'obligation de la respecter. « Ce lien, issu de la théorie du contrat social et consacré dans la Charte, est au cœur de notre système de démocratie constitutionnellenote 10. » Les institutions politiques qui reflètent la diversité des électeurs procurent un plus grand sentiment d'inclusion et d'appartenance, ce qui augmente la légitimité politique qu'on leur accorde. Dans une société démocratique, on ne peut s'attendre à ce que les citoyens respectent les lois indéfiniment lorsque des restrictions d'ordre structurel ou culturel les ont constamment évincés de l'accès à l'espace démocratique. Cet état de fait est particulièrement vrai lorsque les groupes marginalisés ont traditionnellement été exclus par l'effet d'une loinote 11. La sous-représentation des Autochtones dans la politique électorale fédérale constitue un exemple flagrant de ce dilemme démocratique.

Représentation des Autochtones dans la politique électorale fédérale

L'amélioration de la représentation politique des Autochtones a généralement été reconnue comme une étape importante d'un objectif plus vaste visant à garantir la justice sociale aux peuples autochtonesnote 12. Une meilleure représentation des Autochtones dans la politique électorale fédérale leur permettra de participer plus activement aux décisions qui les touchent et, donc, d'influer sur ces décisions pour qu'elles tiennent compte de leurs besoins et aspirations spécifiques. John Borrows explique :

« Si nous voulons préserver et renforcer notre lien avec la terre et notre association avec ceux qui y vivent, le temps est venu d'aborder la question du contrôle des affaires canadiennes par les Autochtones. Les divers centres du pouvoir au Canada doivent compter des Autochtones en leur sein et intégrer leurs institutions et idéologies [...]. Individuellement et en groupes, les Autochtones doivent s'efforcer, en dehors de leurs collectivités, d'élargir et d'accroître leur influence sur les questions qui sont importantes pour euxnote 13. »

L'amélioration de la représentation des Autochtones est l'occasion d'intégrer leur communauté d'intérêts dans la sphère politique, ce qui facilitera leur participation et leur représentation directes et permettra de promouvoir et de protéger leurs intérêts collectifs.

Il devient également possible, dans ce processus, de faire avancer le dossier de l'autodétermination et de l'autonomie gouvernementale des Autochtones en écartant les risques d'un drame constitutionnelnote 14. Des mesures isolées prises dans les collectivités autochtones ne permettront pas aux Autochtones de devenir autonomes; l'aide des institutions fédérales est un élément nécessaire et complémentaire dans l'atteinte de ce butnote 15.

En améliorant la représentation des Autochtones, on peut également intégrer dans les structures gouvernementales en place leurs traditions, leurs philosophies et leurs idéologies, ce dont tireront profit les Autochtones comme les non-Autochtones. La revendication des Premières nations visant une meilleure représentation politique ne peut être justifiée que si leur participation au système électoral fédéral atteint un niveau suffisant. Dans cette optique, il est essentiel d'intégrer leur vision du monde aux dimensions sociales, politiques et institutionnelles du modèle électoral canadien. Cette vision du monde repose sur les connaissances et les valeurs autochtones, sur la croyance partagée selon laquelle chaque régime autochtone rend compte de l'adaptation créative d'un peuple à un ordre écologiquenote 16, et sur la conviction que la nature est vivante et riche spirituellementnote 17. On peut comprendre la vision du monde particulière des Autochtones dans une perspective plus fonctionnelle, moins ésotérique. Selon Benjamin Barber, il existe en Amérique deux formes fondamentales de gouvernement démocratique : une forme « distante » définie par des institutions nationales et des politiques bureaucratiques complexes, et une autre, plus rapprochée, définie par des associations de quartier et de voisinage, des associations de parents et de maîtres, ou des groupes d'action communautairenote 18. Les Autochtones existent au sein de ces deux mondes démocratiques, mais leur participation se fonde sur une perception fondamentalement différente des processus et des institutions politiques. Le fait que cette vision du monde repose sur l'expérience de l'oppression et de la domination coloniales, vécues aux niveaux collectif et individuel, est un élément particulièrement important de cette perspective fonctionnelle.

Que l'on choisisse l'un ou l'autre angle d'approche, il importe de comprendre que les Autochtones partagent des visions du monde distinctes qui sont à la base de leur identité et de leur citoyenneté proprement autochtones. Ces visions du monde créent une distance par rapport au système politique général. Pour réduire cette distance, il faut prendre des mesures positives pour accroître leur participation en veillant à représenter de manière efficace leur vision du monde dans le système électoral. En raison du nombre et de l'importance des obstacles à la participation des Autochtones, il ne faudrait pas s'attendre à ce que ces derniers s'intègrent d'eux-mêmes dans des institutions issues de l'époque coloniale.

Candidats autochtones élus aux élections générales canadiennes de 1867 à 2000
Année Nom du candidat Circonscription Province/Territoire Appartenance politique Origine Majorité
2000 Lawrence D. O'Brien Labrador Nfld. Libéral Métis 5,869
Rick Laliberte Rivière Churchill Sask. Libéral Métis 2,177
Nancy Karetak-Lindell Nunavut Nunavut Libéral Inuit 3,917
Ethel Dorothy Blondin-Andrew Western Arctic T.N.-O. Libéral IAN.1 2,425
1997 Lawrence D. O'Brien2 Labrador Nfld. Libéral Métis 1,567
Rick Laliberte Rivière Churchill Sask. N.P.D. Métis 538
Nancy Karetak-Lindell Nunavut T.N.-O. Libéral Inuit 1,565
Ethel Dorothy Blondin-Andrew Western Arctic T.N.-O. Libéral IAN. 2,985
1993 Elijah Harper Churchill Man. Libéral IAN. 907
Jack Iyerak Anawak Nunatsiaq T.N.-O. Libéral Inuit 4,715
Ethel Dorothy Blondin-Andrew Western Arctic T.N.-O. Libéral IAN. 6,867
1988 Wilton Littlechild Wetaskiwin Alb. Progressive Conservative IAN. 12,672
Jack Iyerak Anawak Nunatsiaq T.N.-O. Libéral Inuit 570
Ethel Dorothy Blondin-Andrew Western Arctic T.N.-O. Libéral IAN. 1,758
1984 Cyril Keeper Winnipeg North Centre Man. N.P.D. Métis 4,089
Cerry St. Germain 3 Mission-Port Moody B.C. Progressive Conservative Métis 4,753
Thomas Suluk Nunatsiaq T.N.-O. Progressive Conservative Inuit 247
1980 Cyril Keeper Winnipeg—St. James Man. N.P.D. Métis 438
Peter Ittinuar Nunatsiaq T.N.-O. N.P.D. Inuit 311
1979 Peter Ittinuar Nunatsiaq T.N.-O. N.P.D. Inuit 76
1974 Leonard Stephen Marchand Kamloops—Cariboo B.C. Libéral IAN. 3,146
Walter Firth Northwest Territories T.N.-O. N.P.D. Métis 1,139
1972 Leonard Stephen Marchand Kamloops—Cariboo B.C. Libéral IAN. 714
Walter Firth Northwest Territories T.N.-O. N.P.D. Métis 1,258
1968 Leonard Stephen Marchand Kamloops—Cariboo B.C. Libéral IAN. 3,296
1963 Eugène Rhéaume Northwest Territories T.N.-O. Progressive Conservative Métis 1,155
1949 William Albert Boucher 4 Rosthem Sask. Libéral Métis 3,698
1930 Errick French Willis Souris Man. Progressive Conservative IAN. 472
1874 Louis Riel5 Provencher Man. Independent Métis 126

Sources:

  • Historique des circonscriptions fédérales depuis 1867, Bibliothèque du Parlement
  • Site Web du Parlement : http://www.parl.gc.ca

1 Indien de l'Amérique du Nord.

2 Lawrence D. O'Brien a aussi été élu dans la même circonscription à l'élection partielle de 1996.

3 Gerry St. Germain a aussi été élu dans la même circonscription à l'élection partielle de 1983.

4 William Albert Boucher a aussi été élu dans la même circonscription à l'élection partielle de 1948.

5 Louis Riel a aussi été élu dans la même circonscription aux élections partielles de 1873 et de 1874.


Obstacles à la participation autochtone au système électoral fédéral

C'est faire preuve d'un très grand optimisme que de croire que les peuples autochtones en arriveront à participer collectivement et fructueusement au processus électoral canadien. En effet, toute amélioration de la situation aurait à se faire dans un climat d'apathie généralisée de l'électorat et de confiance réduite du public à l'égard de l'appareil législatif. Les Autochtones et les non-Autochtones ont des réserves quant aux incitatifs individuels et institutionnels censés les encourager à participer au processus démocratique sous sa forme présente. Le système actuel ne semble pas récompenser l'indépendance d'esprit, l'innovation en matière de politique ni le service aux électeursnote 19. La discipline de parti et la puissance de l'appareil exécutif donnent à la population l'impression que la politique de haut niveau doit être réservée aux élites. Cette perception a entraîné chez les Canadiens en général une désaffection à l'égard des processus politiques officiels, et il existe un mouvement remarquablement fort prônant l'utilisation de moyens d'action politique moins officiels et plus aptes à entraîner des changements réels.

Dans ce climat d'apathie répandue de l'électorat et de faible confiance du public, il existe une opposition forte et constante qui rejette avec véhémence toute forme de participation électorale des Autochtones en invoquant des principes philosophiques fondamentaux. Les politiques d'assimilation imposées jadis par le gouvernement fédéral ont suscité une profonde méfiance à l'égard des initiatives fédérales. Les peuples autochtones n'ont joué aucun rôle dans la conception du système canadien de gouvernement, et ils ne se considèrent pas représentés dans ses institutions. Par conséquent, ils sont nombreux à croire que les institutions politiques canadiennes ne sont pas légitimes.

Le ministère des Affaires indiennes s'est longtemps servi de l'émancipation à des fins d'assimilationnote 20, et de nombreuses Premières nations craignent que les récents appels à la participation aux processus politiques canadiens soient une manifestation moderne des visées assimilatrices du gouvernement. De plus, de nombreux Autochtones redoutent que leur participation aux processus électoraux fédéraux nuise à la reconnaissance des droits ancestraux et issus de traités, et légitime les relations de pouvoir inégales caractéristiques du régime colonial. Enfin, selon une proportion considérable d'Autochtones, les droits politiques et juridiques distincts des Premières nations ne peuvent s'exercer que par la défense des valeurs traditionnelles fondées sur les principes de souveraineté et d'autonomie nationale autochtones; se contenter de moins serait donner libre cours à la cooptation. Chacune de ces perspectives autochtones anticolonialistes constitue un obstacle politiquement important à la participation de l'électorat autochtone.

De plus, des obstacles d'ordre structurel se dressent contre la mobilisation politique des Autochtones, notamment la dispersion géographique, ainsi que des barrières sur les plans de l'administration et des communicationsnote 21. Pour pouvoir atteindre les populations autochtones, l'information doit intégrer des fonctions et des formes différentes; elle doit être exprimée dans un langage juridique compréhensible, et pouvoir être traduite en langue autochtone s'il y a lieu.

Les obstacles à la participation autochtone au système fédéral canadien sont profondément enracinés dans le système politique. Voyons la liste des quatre principaux facteurs qui contribuent à la sous-représentation autochtone dressée par le Comité sur la réforme électorale autochtone (1991) :

  1. l'utilisation historique du droit de vote fédéral comme outil d'assimilation;
  2. l'incapacité du régime électoral fédéral à reconnaître la communauté d'intérêts autochtone;
  3. les obstacles à la participation des Autochtones aux partis politiques;
  4. l'incapacité des services responsables des élections fédérales à répondre aux besoins des électeurs et électrices autochtones, et à respecter l'équité en matière d'emploinote 22.

Only a few Aboriginal people have been elected to the Canadian House of Commons. The first was Métis leader Louis Riel (left), who was elected three times in the 1870s, but never actually took his seat. He led the North-West Rebellion in 1885, was tried for treason and hanged in Regina later the same year. In 1968, Leonard Marchand (centre) was the first Status Indian elected. He later served in the Trudeau Cabinet and was appointed to the Senate in 1984. Elijah Harper (right) was elected federally in 1993, following more than 10 years in the Manitoba legislature, where he served as Minister for Native Affairs and Minister of Northern Affairs. Harper is best known for his 1990 role in blocking ratification of the Meech Lake Accord in the Manitoba legislative assembly.

Plus de 10 années plus tard, chacun de ces facteurs reste fermement ancré et perpétue la sous-représentation des Autochtones dans les politiques électorales fédérales.

Si ce legs du passé s'est maintenu jusqu'à aujourd'hui, c'est principalement parce que le Parlement est peu motivé, au plan politique, à apporter les changements requis. En effet, le gouvernement fédéral, soucieux surtout d'apporter des réductions budgétaires et de réformer les processus administratifs des collectivités assujetties à la Loi sur les Indiensnote 23, n'a pas jugé prioritaire la question de la participation électorale des Autochtones aux institutions politiques fédérales. Les populations autochtones n'étant généralement pas suffisamment concentrées pour influer collectivement sur les résultats du scrutin, rien n'incite directement les partis à donner aux questions autochtones une place importante dans leur programme. Il est peu probable que cette situation change, étant donné les limites intrinsèques de notre processus électoral, motivé par la politique de la non-idéologie. Dans un système où le principal objectif est la maximisation du succès électoral et la prise du pouvoir, les partis politiques tendent à rechercher un vaste consensus en mettant de côté les idéologies et les principes potentiellement controversésnote 24. De ce fait, il paraît improbable que le système actuel puisse tenir compte des intérêts électoraux des Autochtones.

Cette situation est loin d'être insoluble ou sans espoir de changement. Il faut prêter attention aux stimulants venant d'ailleurs, et en particulier au rôle que peuvent jouer les tribunaux en ordonnant les changements nécessaires. Il est évident que les demandes de représentation politique sont évaluées devant les tribunaux en fonction d'une vision de plus en plus vaste de la justice démocratique, laquelle s'appuie sur la Charte canadienne des droits et libertésnote 25 et la jurisprudence connexe. Selon la Cour suprême du Canada, « de par la Charte, les tribunaux sont chargés de veiller à la défense et au maintien d'un cadre démocratique inclusif et participatif au sein duquel les citoyens peuvent explorer et adopter différentes conceptions du bien »note 26.

On peut donc aborder dans le cadre de la Charte la question de la justice et de l'équité du processus électoral à l'égard des peuples autochtones.

Le jugement rendu par la Cour suprême du Canada en 1991 dans Renvoi : Circonscriptions électorales provinciales (Saskatchewan)note 27 revêt une importance particulière à cet égard. Dans cette affaire, l'arrêt majoritaire rendu par le juge McLachlin a maintenu une interprétation large de l'objet du droit de vote garanti à l'article 3 de la Charte. La cour a conclu que « l'objet du droit de vote garanti à l'art. 3 de la Charte n'est pas l'égalité du pouvoir électoral en soi mais le droit à une représentation effective »note 28. La cour a présenté les conditions suivantes pour une représentation effective :

« La première est la parité relative du pouvoir électoral. Le système qui dilue indûment le vote d'un citoyen comparativement à celui d'un autre, court le risque d'offrir une représentation inadéquate au citoyen dont le vote a été affaibli. [...] La parité du pouvoir électoral est d'importance primordiale mais elle n'est pas le seul facteur à prendre en compte pour assurer une représentation effective. [...] Des facteurs tels les caractéristiques géographiques, l'histoire et les intérêts de la collectivité et la représentation des groupes minoritaires peuvent devoir être pris en considération si l'on veut que nos assemblées législatives représentent effectivement la diversité de notre mosaïque socialenote 29. »

Le débat s'est donc déplacé; non plus limité à la simple demande d'une proportionnalité numérique, il porte maintenant sur la recherche de pratiques électorales qui représentent concrètement la diversité de notre mosaïque sociale. Cette conception élargie de la représentation effective offre de grandes possibilités aux populations autochtones et aux autres groupes qui se sentent marginalisés dans la représentation parlementaire, étant donné qu'elle étaye leurs demandes de résultats tangibles.

L'un des principaux avantages du concept « d'instrumentalisation de la capacité de représentation effectivenote 30 » réside dans sa capacité de mettre l'accent non plus sur l'examen négatif des raisons pour lesquelles les Autochtones ne votent pas, mais plutôt sur la détermination des raisons positives pour lesquelles ils devraient voter. Il s'agit donc d'élaborer et de mettre en œuvre des réformes électorales pour assurer une représentation effective des Autochtones, laquelle doit répondre à deux critères. Le premier est l'augmentation de la proportionnalité numérique des Autochtones au sein de l'assemblée législative. Le deuxième est l'augmentation de leur représentation effective grâce à l'intégration des perceptions autochtones du monde dans les dimensions institutionnelles, politiques et sociales du modèle électoral canadien. Il faut faire l'effort délibéré d'abandonner l'état d'esprit colonialiste en mettant en œuvre des processus démocratiques renouvelés et novateursnote 31.

Pour atteindre cet objectif, il faut d'abord reconnaître que les peuples autochtones considèrent les politiques et la vie politique d'une manière fondamentalement différente. L'ouvrage publié en 1993 par Ovide Mercredi et Mary Ellen Turpel a mis en lumière deux différences particulièrement pertinentesnote 32. La première touche au fait qu'en règle générale les peuples autochtones abordent la politique en s'appuyant sur leurs valeurs traditionnelles, leurs cérémonies, et les enseignements des aînés et d'autres dirigeants respectés. La deuxième est que les peuples autochtones utilisent un ensemble de critères différent pour mesurer le succès gouvernemental : la volonté de préserver les langues, les cultures et les traditions autochtones, pierre angulaire de leur vie politiquenote 33, n'a pas une importance comparable dans la vie politique des non-Autochtones.

L'accroissement de la participation et de la représentation des Autochtones exige en deuxième lieu la prise en compte par les institutions des identités et des intérêts politiques distincts des Autochtones. Il faut que les Premières nations, leurs chefs, leurs cérémonies, leurs symboles et leurs pratiques soient représentés et inclus dans les processus et les institutions politiques de l'État canadiennote 34. Les moyens de relever ce défi sont aussi diversifiés que les peuples autochtones du pays. Dans certains cas, il faudra donner une place à des pratiques et à des coutumes propres à des tribus données, et dans d'autres, on devra plutôt adopter une vision panautochtone. Par exemple, pour ce qui est des coutumes tribales, on pourrait intégrer le chant d'honneur traditionnel d'une tribu ou une cérémonie et le protocole qui l'accompagne pour honorer les représentants qui viennent d'être élus. Sur le plan panautochtone, on pourrait tenir compte de l'importance accordée par les Premières nations à la « visibilité » des dirigeants dans la communauté, condition sans laquelle ceux-ci ne peuvent mériter le respect et le soutien de leurs électeursnote 35. Les Autochtones ne sauraient donc se contenter de ne voir leurs dirigeants, autochtones ou pas, qu'en période électorale; les élus doivent faire l'effort de participer à la vie communautaire de tous les jours et d'établir des relations fondées sur la confiance et la réciprocité. Ce n'est qu'ainsi qu'ils pourront vraiment comprendre les intérêts de la collectivité et, par ricochet, maximiser leur capacité représentationnelle.

Quoi qu'il en soit, il est essentiel de reconnaître que, tout comme les autres participants de la scène politique, les Autochtones ne modifieront leur comportement politique que s'ils sont motivés à le faire. Ils veulent que leur participation à la politique électorale fédérale donne des résultats tangibles, et il ne leur suffira pas d'avoir des sièges symboliques au Parlement qui peuvent n'offrir qu'un statut minoritaire ou marginal. La définition de la représentation effective est évaluée sur le plan judiciaire en fonction de normes d'équité et de justice de plus en plus exigeantes, et il ne fait aucun doute que les peuples autochtones s'appuieront sur celles-ci pour combler leurs besoins et réaliser leurs aspirations politiques.

Conclusion

Le paysage électoral canadien est caractérisé par un profond clivage entre la communauté politique autochtone et le système politique canadien. Notre article a démontré qu'il ne sera pas facile de surmonter les obstacles structurels et systémiques qui empêchent les Autochtones de voter, mais qu'on pourra y arriver si on s'engage à respecter la nouvelle théorie judiciaire de la représentation effective. La revendication des Premières nations visant une meilleure représentation politique ne peut être justifiée que si leur participation au système électoral ne se limite pas à une représentation numérique; elle doit être effective, c'est-à-dire intégrer la vision du monde distincte des Autochtones aux dimensions sociales, politiques et institutionnelles du modèle électoral canadien. Ce faisant, il sera plus facile de trouver un ensemble de raisons positives pour inciter les Autochtones à voter. Ce modèle est donc celui qui s'impose si l'on veut mettre en place un cadre démocratique participatif et inclusif.

NOTES

Note 1 Pour une analyse instructive des difficultés entourant la mesure de la participation électorale des Autochtones aux élections fédérales, voir Roger Gibbins, « La réforme électorale et la population autochtone du Canada – Évaluation des circonscriptions autochtones », dans Robert A. Milen (dir.), Les peuples autochtones et la réforme électorale au Canada, volume 9 de la collection d'études, Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis, Toronto, Dundurn Press, 1991, p. 185-188.

Note 2 Depuis la Confédération, seulement 17 personnes autochtones déclarées ont été élues à la Chambre des communes. Actuellement, il n'y a que quatre députés autochtones sur 301 au Parlement.

Note 3 John Borrows, « The Environment, First Nations, and Democracy », Recovering Canada: The Resurgence of Indigenous Law, Toronto, University of Toronto Press, 2002, p. 43.

Note 4 Alan C. Cairns, Citizens Plus, Vancouver, University of British Columbia Press, 2000, p. 208.

Note 5 Voir Lisa Young, « Systèmes électoraux et corps législatifs représentatifs : examen de divers systèmes électoraux à envisager », Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme, juillet 1994, p. 1; Sally Weaver, « Political Representivity and Indigenous Minorities in Canada and Australia », dans Noel Dyck (dir.), Indigenous Peoples and the Nation-State, St. John's, Terre-Neuve, Institute of Social and Economic Research, Memorial University, 1985, p. 113-150.

Note 6 Renvoi : Circonscriptions électorales provinciales (Saskatchewan), [1991] 2 R.C.S., p. 183.

Note 7 Gibbins, « La réforme électorale... », p. 184.

Note 8 Gibbins, p. 184.

Note 9 Sauvé c. Canada (Directeur général de sélections), [2002] C.S.C. 68.

Note 10 Sauvé c. Canada, alinéa 31.

Note 11 Cora Voyageur et Joyce Green, « How Do You Spell Political Success? Candidate Characteristics in the 1999 'Harvest Election'», Prairie Forum, vol. 22, n° 2 (automne 2001), p. 187-202.

Note 12 Voir Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis, Pour une démocratie renouvelée : Rapport final, Ottawa, ministre d'Approvisionnements et Services Canada, 1991; Commission royale sur les peuples autochtones, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, Ottawa, ministre d'Approvisionnements et Services Canada, 1996; et Rapport du Comité sur la réforme électorale autochtone, Ottawa, ministre d'Approvisionnements et Services Canada, 1991.

Note 13 Borrows, « An Indigenous Declaration of Independence », Recovering Canada, p. 140.

Note 14 David Smith, « Saskatchewan Perspectives » (chapitre deux), dans Federation of Saskatchewan Indian Nations, Saskatchewan and Aboriginal Peoples in the 21st Century, Social, Economic and PoliticalChanges and Challenges, Regina, Printwest Publishing Services, 1997.

Note 15 Voir Robert Milen, « Les Autochtones et la réforme constitutionnelle et électorale », dans Milen (dir.), Aboriginal Peoples and Electoral Reform in Canada, p. 3-76.

Note 16 Marie Battiste et James (Sa'ke'j) Youngblood Henderson, Protecting Indigenous Knowledge and Heritage, Saskatoon, Saskatchewan, Purich Publishing Ltd., 2000.

Note 17 Laurie Anne Whitt, Mere Roberts, Waerete Norman et Vicki Grieves, « Belonging to Land: Indigenous Knowledge Systems and the Natural World », Oklahoma City University Law Review, vol. 26, n° 2 (été 2001), p. 701.

Note 18 Benjamin Barber, Démocratie forte, Desclée de Brouwer, 1997.

Note 19 Keith Archer, Roger Gibbins, Rainer Knopff, Heather McIvor et Leslie A. Pal, Parameters of Power, 3e éd., Toronto, ITP Nelson, 2002, p. 185.

Note 20 Ian A. L. Getty and Antoine S. Lussier, As long as the sun shines and water flows: a reader in Canadian native studies, Vancouver, University of British Columbia Press, 1983, p. 50.

Note 21 Pour une discussion détaillée et instructive de la question des peuples autochtones, des communications et des élections, voir Valerie Alia, « Les peuples autochtones et la couverture médiatique des campagnes électorales dans le Nord », dans Robert A. Milen (dir.), Les peuples autochtones et la réforme électorale au Canada, volume 9 de la collection d'études, p. 117-177.

Note 22 Comité sur la réforme électorale autochtone, Vers l'égalité électorale, Ottawa, Comité sur la réforme électorale autochtone, 1991, p. 8.

Note 23 Voir le projet de loi C-7, Loi sur la gouvernance des Premières nations, qui n'était pas adoptée en date de la prorogation de la plus récente session du Parlement, le 12 novembre 2003, à www.fng-gpn.gc.ca/indexf.asp.

Note 24 Archer et al., Parameters of Power, p. 372.

Note 25 L'article 3 de la Charte stipule : « Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales. »

Note 26 Sauvé c. Canada, alinéa 15.

Note 27 Renvoi : Circonscriptions électorales provinciales (Saskatchewan), [1991] 2 R.C.S., p. 158.

Note 28 Renvoi : Circonscriptions électorales provinciales (Saskatchewan), p. 183.

Note 29 Renvoi : Circonscriptions électorales provinciales (Saskatchewan), p. 184.

Note 30 Tim Schouls, « Aboriginal People and Electoral Reform in Canada », Canadian Journal of Political Science, vol. 24, n° 4 (1996), p. 735.

Note 31 Joyce Green, « Self-Determination, Citizenship, and Federalism: Indigenous and Canadian Palimpsest », Regina, Saskatchewan Institute of Public Policy, mars 2003, p. 4-5.

Note 32 Ovide Mercredi et Mary Ellen Turpel, In the Rapids, Toronto, Penguin Books Canada Ltd., 1993, p. 37.

Note 33 Mercredi et Turpel, In the Rapids, p. 38.

Note 34 Green, « Self-Determination, Citizenship, and Federalism », p. 4-5.

Note 35 Cette conception du rôle des dirigeants est inspirée par les enseignements de la nation Ktunaxa.


Note : 

Les opinions exprimées par les auteurs ne reflètent pas nécessairement celles du directeur général des élections du Canada.