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Portrait de la conscience juridique des électeurs des Premières nations : comprendre l'exercice du droit de vote

Cadre théorique et méthodologique

La présente analyse repose sur l'idée que le droit de vote et l'exercice de ce droit ont des significations juridiques importantes qui vont au-delà du simple effet des votes individuels sur les élections canadiennes et la représentation. La validité de cette idée ressort particulièrement des jugements des tribunaux canadiens, notamment ceux rendus dans les deux principales causes sur le droit de vote jugées par la Cour suprême du Canada au cours de la dernière décennie.

Dans la cause Sauvé c. Canada jugée en 2002, la Cour devait, au fond, se prononcer sur le statut juridique des détenus des prisons fédérales. Il s'agissait d'examiner une disposition législative fédérale qui privait du droit de vote aux élections fédérales les détenus condamnés à une peine de plus de deux ans. La cour a jugé que priver les détenus du droit de vote violait le statut juridique que leur confère la Charte canadienne des droits et libertés. Au nom de la majorité, la juge en chef McLachlin a écrit :

[…] priver certains citoyens du droit de vote va à l'encontre de notre engagement constitutionnel envers la valeur et la dignité intrinsèques de chaque personne. Comme la Cour constitutionnelle de l'Afrique du Sud l'a affirmé dans August c. Electoral Commission, 1999 (3) SALR 1, par. 17, [traduction] « [l]e vote de chaque citoyen est un symbole de dignité et d'identité individuelle. Littéralement, il signifie que tout le monde est important. » Le fait que la disposition sur la privation du droit de vote s'applique à un groupe particulier de personnes devrait nous porter à nous inquiéter plutôt davantage que moins de la possibilité qu'elle viole les principes d'égalité des droits et d'appartenance consacrés dans la Charte et protégés par celle-ci. […] L'idée que certaines personnes ne sont pas moralement aptes à voter et à participer au processus d'élaboration des lois ou moralement dignes de le faire est ancienne et désuète. Édouard III a déclaré les citoyens qui commettaient des crimes graves passibles de « mort civile », c'est-à-dire qu'une personne reconnue coupable d'un acte criminel était réputée perdre tous ses droits civils. Jusqu'à récemment, des catégories entières de personnes, dont les prisonniers, étaient privées du droit de vote. La présomption qu'elles n'étaient pas aptes à voter ou « dignes » de le faire – que ce soit en raison de leur classe sociale, de leur race, de leur sexe ou de leur comportement – a joué un rôle important dans cette exclusionnote 7.

La juge en chef McLachlin fait ainsi valoir que le droit de vote et son exercice comptent pour les prisonniers, non pas en raison de l'influence concrète de ce droit sur les élections – c'est-à-dire l'effet de leurs votes sur les résultats des scrutins – mais plutôt parce que la reconnaissance de ce droit témoigne du statut et de l'identité des détenus. Et la signification juridique symbolique du droit de vote est si importante qu'elle donne au tribunal les motifs constitutionnels pour annuler une disposition législative privant les détenus des prisons fédérales du droit de vote.

Trois ans plus tôt, dans Corbiere c. Canada, la Cour suprême avait examiné une contestation constitutionnelle de l'article de la Loi sur les Indiens de 1985 qui accordait le droit de vote aux élections des conseils de bande seulement aux membres de la bande « résidant ordinairement » sur la réserve. La Cour avait unanimement abrogé cet article de la loi et accordé le droit de vote aux élections des conseils de bande aux membres des bandes habitant hors réserve. Au nom de la majorité des juges, les juges McLachlin et Bastarache formulaient ensemble la conclusion suivante :

[…] la privation complète de leur droit de voter et de participer à l'administration de leur bande a pour effet de les traiter comme des individus moins dignes de reconnaissance et n'ayant pas droit aux mêmes avantages et ce, non pas parce que leur situation justifie ce traitement, mais uniquement parce qu'ils vivent à l'extérieur de la réserve. […] il est clair que la privation du droit de vote découlant du par. 77(1) est discriminatoire. Cette privation refuse aux membres hors réserve des bandes indiennes, sur le fondement arbitraire d'une caractéristique personnelle, le droit de participer pleinement à l'administration de leur bande respective. Elle touche à l'identité culturelle des Autochtones hors réserve par l'effet de stéréotypes. Elle présume que les Autochtones hors réserve ne sont pas intéressés à participer concrètement à la vie de leur bande ou à préserver leur identité culturelle, et qu'ils ne sont donc pas des membres de leur bande aussi méritants que les autres. L'effet, comme le message, est clair : les membres hors réserve des bandes indiennes ne sont pas aussi méritants que les membres qui vivent dans les réserves. Cette situation […] entraîne le déni du droit à l'égalité réelle. […] Le texte de loi en cause a pour effet de forcer les membres à choisir entre deux partis : vivre dans la réserve et exercer leurs droits politiques, ou vivre hors de la réserve et renoncer à exercer ces droits. Les droits politiques en question sont liés à la race des individus concernés ainsi qu'à leur identité culturelle. Comme il a été indiqué plus tôt, la différence de traitement résultant du texte de loi est discriminatoire parce qu'elle implique que les membres hors réserve des bandes indiennes sont des membres de rang inférieur de leur bande respective ou des personnes qui ont choisi de s'assimiler à la société majoritairenote 8.

Comme dans Sauvé, l'idée que le droit de vote est porteur d'une signification juridique symbolique joue un rôle central dans l'abrogation par la Cour suprême de la disposition législative fédérale dans Corbiere. La similarité évidente de contenu et de ton entre les deux jugements montre nettement à quel point, pour les juges de la Cour suprême du Canada, le droit de vote d'une personne reflète son statut juridique.

L'exercice du droit de vote est chargé de signification symbolique juridique pour nos juges : il est donc compréhensible qu'il le soit aussi pour l'électeur. Dans Sauvé et dans Corbiere, on demandait à la Cour suprême d'annuler une disposition pour le motif que le droit de vote était plus que la simple expression d'une préférence en faveur d'un candidat à une élection. Toutefois, supposons que l'on pose une question du même genre mais sous un angle différent : « Que signifie le fait de voter, pour l'électeur autochtone? » Il est essentiel de comprendre la réponse à cette question pour comprendre la participation électorale autochtone.

Il s'agit fondamentalement d'examiner comment un individu perçoit le droit de vote en tant que statut juridique et expression de la légalité. Des études sociojuridiques récentes utilisent le terme « recherche sur la conscience juridique » pour désigner le mouvement de recherche qui s'intéresse à la manière dont les gens ordinaires – et non les professionnels du droit comme les juges et les avocats – appréhendent et comprennent la loi et le droitnote 9.

La conscience juridique, dans cette acception, renvoie à la connaissance ou à la conscience qu'a un individu du droit, et de la capacité de la loi à résoudre des conflits et à influer sur le changement socialnote 10. En d'autres termes, la conscience juridique fournit aux individus des cadres d'interprétation, guide leurs relations avec la loi et influence leurs croyances sur ses promesses ou ses dangers. Toute réponse à la question « Que signifie le fait de voter, pour l'électeur autochtone? » est une affirmation sur la conscience juridique de cet électeur.

La conscience juridique est plus que le simple reflet des attitudes ou des croyances concernant les droits juridiques. Elle se saisit mieux comme une forme de pratique culturelle où croyances et attitudes relatives aux droits juridiques influencent les pratiques et les actions personnelles, ce qui, à son tour, façonne croyances et attitudes. « Dans le cadre théorique de la conscience juridique comme participation à la construction de la légalité, expliquent Ewick et Silbey, la conscience n'est pas exclusivement un ensemble d'attitudes conceptuelles, abstraites ou décontextualisées à l'égard de la loi. Ce n'est pas seulement un état d'esprit. La conscience juridique est produite et se révèle dans ce que les gens font autant que dans ce qu'ils disentnote 11. » Toutefois, cette conscience n'est jamais entièrement construite par un seul individu, ni simplement un point de vue subjectifnote 12. Selon Ewick et Silbey, c'est « toujours une construction collective qui exprime, utilise et crée simultanément des significations échangées dans la sphère publique »note 13. La conscience juridique n'est pas fonction de la doctrine juridique, de sorte que les changements dans ce domaine ne mènent pas nécessairement à des changements parallèles dans la conscience juridiquenote 14. Par exemple, les modifications apportées à la Loi sur les Indiens ne se répercutent pas forcément sur la conscience juridique des peuples des Premières nations.

La recherche sur la conscience juridique a pour but de déterminer ses formes et ses tendances. Cela suppose que, même si cette conscience change constamment chez une personne, il est éclairant d'examiner les différentes formes qu'elle peut prendre. Ces formes ou variétés de conscience juridique ne sont, bien entendu, que des types idéaux ou des approximations. Le comportement d'une personne dans un rapport donné avec les institutions politiques et juridiques et la loi en général (interpellation par la police, lettre de l'avocat d'une banque menaçant de saisir une maison pour non-paiement d'hypothèque, plainte pour discrimination contre un propriétaire) dépend en grande partie de la position ou de l'opinion générale de cette personne sur la loi et la légalité. De plus, cette opinion reflète la présence de la loi et son poids dans la vie quotidienne de la personne concernée. J'ai introduit ailleurs la notion de conscience juridique différenciéenote 15. Au lieu de supposer l'existence d'une conscience juridique uniforme dans les situations de crise au sein d'une juridiction particulière, mon approche a consisté à traiter la conscience juridique comme un phénomène qui varie selon les groupes d'individus différemment situés dans la crise. L'avantage de cette approche différenciée est qu'elle me permet à la fois de cerner les contrastes entre les points de vue des groupes occupant des positions différentes dans une même juridiction – ce qui fait ressortir la non-homogénéité de certains groupes comme les peuples autochtones du Canada – et de relever les points communs entre des groupes occupant des positions semblables dans d'autres juridictions.

La recherche sur la conscience juridique examine également une autre question importante : les effets de la légalité sur l'identité. L'idée sous-jacente est que, souvent, pour exercer des droits, il faut adopter une identité particulière. L'exemple le plus clair est peut-être celui de la législation sur les droits des personnes handicapéesnote 16. Les trois dernières décennies ont vu un développement considérable de la législation et de la jurisprudence dans ce domaine. Toutefois, le mode d'exercice de ces droits est complexe. En effet, pour défendre ces droits, les personnes concernées doivent se déclarer handicapées. Or, il n'est pas facile d'adopter cette identité, et en fait les personnes concernées y résistent, ce qui influe sur leur capacité à exercer les droits garantis par la loi. Une étude récente sur l'exercice des droits des personnes handicapées notait que « […] non seulement l'identité détermine comment et quand les droits deviennent actifs, mais qu'en fait, les droits peuvent aussi façonner l'identité »note 17.

J'ai observé plus haut qu'une réponse à la question « Que signifie le fait de voter, pour l'électeur autochtone? » constitue une affirmation sur la conscience juridique de cet électeur. La manière d'y répondre peut nous éclairer considérablement sur l'usage du droit de vote par les Autochtones, car l'exercice de tout droit dépend du sens que ce droit revêt pour ceux qui le détiennent. Au lieu de voir les droits comme des instruments ou des outils, on les étudie selon leurs effets réels et leur importance, ou leur absence d'importance, pour leurs bénéficiaires. Le droit de vote au Canada est un droit reconnu par la loi; que des électeurs choisissent de voter ou de ne pas voter, l'enjeu demeure l'exercice de leurs droits. En ce sens, la participation électorale autochtone est fondamentalement une question d'exercice de droits. C'est la raison pour laquelle la conscience juridique est une dimension importante de la participation électorale. Comment les électeurs autochtones voient-ils, individuellement, la légalité de l'exercice de droits qu'implique l'acte de vote? Quelles significations culturelles sont liées à cet acte? Cela varie-t-il en fonction de l'objet du scrutin? Quelle sorte d'identité faut-il adopter pour exercer ce droit?

Les pages qui suivent portent sur la conscience juridique des électeurs des Premières nations et sur la nécessité d'en tenir compte pour mieux comprendre leur participation électorale. En inscrivant la discussion dans le contexte de l'histoire du droit de vote des Premières nations, j'en relèverai les faits saillants de façon à tracer le portrait de la conscience juridique des électeurs des Premières nations.


Note 7 Sauvé c. Canada, aux paragraphes 35 et 43.

Note 8 Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, aux paragraphes 17, 18 et 19.

Note 9 David Engel et Frank Munger, Rights of Inclusion: Law and Identity in the Life Stories of Americans With Disabilities, Chicago, University of Chicago Press, 2003; Patricia Ewick et Susan Silbey, The Common Place of Law: Stories from Everyday Life, Chicago, University of Chicago Press, 1998; Laura Beth Nielsen, « Situating Legal Consciousness: Experiences and attitudes of ordinary citizens about law and street harassment », Law & Society Review, vol. 34, 2000, p. 1055-1090; Martha Umphrey, « The Dialogics of Legal Meaning », Law & Society Review, vol. 33, 1999, p. 393-423.

Note 10 David Trubek, « Where the Action Is: Critical Legal Studies and Empiricism », Stanford Law Review, vol. 36, 1984; Sally Engle Merry, Getting Justice and Getting Even: Legal Consciousness Among Working-Class Americans, Chicago Series in Law and Society, Chicago, University of Chicago Press, 1990. Sur l'idée qu'il y a des conceptions concurrentes de la conscience juridique, voir Patricia Ewick et Susan Silbey, « Conformity, Contestation, and Resistance: An Account of Legal Consciousness », New England Law Review, vol. 26, 1992, p. 731-742.

Note 11 Patricia Ewick et Susan Silbey, The Common Place of Law: Stories from Everyday Life, p. 46.

Note 12 Bien que presque toutes les études réalisées sur les variétés de conscience juridique aient surtout été centrées sur l'individu, certaines l'ont été sur les organisations. Voir par exemple Erik Larkson, « Institutionalizing Legal Consciousness: Regulation and the Embedding of Market Participants in the Securities Industry in Ghana and Fiji », Law and Society Review, vol. 38, 2004, p. 711-736; Lesley A. Jacobs, « Differentiated Corporate Legal Consciousness in International Human Rights Disputes: Security and Transnational Oil Companies in Sudan », APDR Research Notes, vol. 1, n° 3, octobre 2008, p. 37-49, (en ligne), http://apdr.iar.ubc.ca/publications/ejournal/apdr_1.3/apdr_1.3_LJ.pdf.

Note 13 Ewick et Silbey, op. cit., p. 46.

Note 14 Lesley A. Jacobs, « Legal Consciousness and the Promise of Law & Society », Revue Canadienne Droit et Société, vol. 18, n° 1, 2003, p. 61-66.

Note 15 Lesley A. Jacobs, « Rights and Quarantine During the SARS Global Health Crisis: Differentiated Legal Consciousness in Hong Kong, Shanghai, and Toronto », Law and Society Review, vol. 41, n° 3, septembre 2007, p. 511-553.

Note 16 David Engel et Frank Munger, « Rights, Remembrance, and Reconciliation of Difference », Law and Society Review, vol. 30, 1996, p. 7-54; Engel et Munger, Rights of Inclusion: Law and Identity in the Life Stories of Americans with Disabilities, chap. 3.

Note 17 Engel et Munger, Rights of Inclusion: Law and Identity in the Life Stories of Americans with Disabilities, p. 242.