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La participation électorale des électeurs handicapés : analyse comparative des pratiques canadiennes

5. Pratiques exemplaires

Le système électoral ne repose pas sur un seul principe politique ou valeur publique : il subit l'influence de plusieurs idées, et c'est pourquoi il faut, dans les faits, prioriser les objectifs, les concilier et trouver des compromis. Les valeurs qui ressortent à la lecture des études sont les suivantes : faciliter le vote des électeurs handicapés et accroître leur taux de participation électorale; protéger le vote de chacun contre les risques de fraude, d'abus, de tromperie ou de manipulation; et préserver l'intégrité du système électoral global, afin qu'il permette des élections libres et équitables, et suscite ainsi la confiance de l'électorat (Beckett, 2006; Karlawish et Bonnie, 2007 : 905-910).

On entend par « pratique exemplaire » tout progrès en matière d'administration, de rayonnement et de communication qui contribue à sensibiliser les électeurs handicapés à leur droit de vote et à accroître leur accès au vote et leur taux de participation électorale. Ces pratiques exemplaires doivent respecter les principes que sont l'accessibilité, l'autonomie individuelle, l'intégration communautaire, le respect de la capacité et de la dignité inhérentes de chacun, et le secret du vote, ou l'appel à un assistant de son choix à la demande de la personne handicapée. En matière de rayonnement et de communication, de nombreuses réformes sont actuellement à un stade préliminaire de mise en œuvre et d'évaluation.

Il est imprudent de penser qu'il existe une seule façon « idéale » de voter. Certes, la norme est souvent la suivante : l'électeur vote en personne, à son bureau de scrutin, seul et confidentiellement, le jour de l'élection, et ce, quels que soient ses besoins ou handicaps. Cette formule exprime sans doute plusieurs valeurs précieuses, mais elle risque de projeter une notion universelle abstraite, très éloignée de la diversité réelle des collectivités humaines. Cet idéal gomme en quelque sorte les circonstances vécues et les obstacles rencontrés par un grand nombre de citoyens handicapés. Par conséquent, il ne faut pas tirer de conclusions trop hâtives sur ce qui constitue des pratiques exemplaires : il n'existe pas de panacée, vu la complexité, la variété et l'évolution constante des pratiques électorales et des contextes politiques partout dans le monde.

On perçoit généralement le vote comme un acte personnel fait dans le secret. C'est aussi, évidemment, un acte politique, une décision privée par laquelle on exerce une obligation ou un droit public. Mais cet acte a aussi une dimension physique : on vote avec son corps, et c'est pourquoi l'accessibilité du matériel électoral et du bureau de scrutin entre en jeu. Qui plus est, il semble que l'exercice du droit de vote acquiert de plus en plus un caractère technologique et social, surtout pour les électeurs handicapés, dont la participation électorale repose sur diverses aides techniques et humaines. À ce sujet, la Electoral Assistance Commission, un organe du gouvernement fédéral américain, a financé en 2010 une initiative de recherche sur les technologies transformatrices, afin qu'elles puissent rendre plus accessible le processus électoral à tous les électeurs, dont ceux qui ont un handicap cognitif, mental ou physique (US Election Assistance Commission, 2010a).

La tendance générale aux niveaux national et subnational est à l'adoption de méthodes de substitution afin de faciliter le vote des personnes handicapées et des autres groupes traditionnellement sous-représentés sur la scène politique et électorale. Comme le montre le chapitre précédent, l'ampleur de cette diversification des méthodes de vote (et des canaux de communication de l'information électorale) varie considérablement parmi les cinq pays étudiés dans la présente étude. À l'échelle nationale, le système de vote le plus limité semble être celui du Royaume-Uni. Ce pays, pourtant pionnier du vote électronique, n'a pas continué sur la même lancée réformatrice. Parmi les cinq pays étudiés, c'est probablement le Canada qui offre la plus large gamme de façons de voter.

En ce qui concerne le rayonnement auprès des électeurs handicapés, les cinq pays étudiés s'efforcent activement, d'une manière ou d'une autre, d'offrir des services d'information, d'éducation et de promotion de l'accessibilité. Les commissions électorales poursuivent ainsi trois objectifs : sensibiliser la population au processus électoral et aux diverses façons de voter; renforcer la confiance publique envers le processus électoral; et favoriser l'exercice du droit de vote. On entend plus particulièrement par « rayonnement » les services d'information ou autres destinés précisément aux groupes, comme les électeurs handicapés, qui risquent sinon d'être négligés ou mal servis. Ces services et communications doivent être en formats accessibles lorsqu'ils sont adressés aux personnes handicapées (Organisation mondiale de la santé, 2011).

Les commissions électorales sont parfois chargées par la loi d'éduquer et d'informer les électeurs, de réaliser ou de parrainer des recherches sur la participation électorale et de lancer des activités de rayonnement auprès des groupes à faible taux de vote. Ce sont là des pratiques exemplaires proactives qui s'ajoutent aux pouvoirs de réglementation et d'administration conventionnels des commissions électorales, c'est-à-dire la tenue des registres des électeurs, la conduite des élections, l'exécution des lois et règlements électoraux, l'enregistrement des partis politiques et le contrôle des dépenses électorales.

Par exemple, la Commission électorale du Royaume-Uni a récemment versé un financement à United Response, une organisation nationale de défense des personnes handicapées, pour qu'elle réalise une étude triennale sur l'accroissement de la participation électorale des personnes ayant des difficultés d'apprentissage ou d'autres déficiences. Ce projet a contribué à la campagne nationale pour « faire sortir le vote » qu'a menée cette organisation à l'élection générale de 2010, conjointement avec les partis politiques et les candidats mobilisés à cette fin. Cette campagne a d'ailleurs réussi à accroître considérablement le taux de vote des électeurs ayant des troubles d'apprentissage (United Response, 2010). La Commission électorale de la Nouvelle-Zélande s'y prend autrement pour rayonner auprès des électeurs handicapés. Premièrement, comme sa politique de recrutement énonce que le personnel électoral doit refléter la collectivité, elle a décidé que toutes ses offres d'embauche d'employés électoraux inviteraient expressément les personnes handicapées à postuler. Deuxièmement, elle s'arrange pour utiliser comme bureaux de scrutin les locaux des associations de personnes handicapées.

L'adoption d'une « macro-perspective » favorable à l'accès et à l'inclusion des personnes handicapées est elle aussi une pratique exemplaire : il s'agit de faire passer ces considérations dans la culture organisationnelle et les opérations concrètes de la commission électorale et du système électoral. L'administration et la participation électorales deviennent ainsi marquées au coin d'une vision pratique, affirmative et inclusive.

La Western Australia Electoral Commission illustre cette stratégie. Inspirée par la Western Australia Disability Services Act 1993 et d'autres énoncés de politiques, la Commission a adopté un plan visant la prise en compte constante et complète des besoins des électeurs handicapés et la priorisation de l'accessibilité. Élaboré à l'aide de personnes handicapées et d'associations de défense de leurs droits, ce plan s'applique à la Commission, à ses dirigeants, à ses employés, à ses agents et à son personnel occasionnel et contractuel. Il couvre la période allant de 2007 à 2012, et comprend plusieurs parties : un énoncé de principes, des objectifs, six résultats escomptés, des plans d'action et les échéanciers connexes19. Le plan sera revu tous les cinq ans, et fera l'objet de rapports d'évaluation publics (Western Australia Electoral Commission, 2011).

Dans le contexte canadien, Élections Ontario aussi s'est doté d'une Directive relative à la politique sur les normes d'accessibilité intégrées, qui sert à éclairer les impératifs de planification dans le cadre des nouvelles Normes d'accessibilité intégrées édictées en 2011 en vertu de la Loi de 2005 sur l'accessibilité pour les personnes handicapées de l'Ontario. Autrement dit, la Directive énonce l'orientation stratégique qui gouverne à Élections Ontario les appuis à l'accès des personnes handicapées au processus électoral. Fort de cet engagement, Élections Ontario a chargé un comité de conseiller le directeur général des élections sur les mesures que l'organisme doit prendre pour éliminer les obstacles au vote et faciliter la participation des personnes handicapées20.

Les pratiques exemplaires à l'appui des électeurs handicapés ont nécessairement lieu à l'un des trois moments suivants : avant le vote, au moment du vote, ou après l'élection. Avant le vote, ces pratiques peuvent prendre la forme, comme à Élections Canada, d'une ligne d'information sans frais conçue pour les malentendants; de documents adaptés aux personnes ayant un handicap ou des difficultés de lecture; ou d'un DVD en langage gestuel avec sous-titrage visible ou codé pour les personnes sourdes ou malentendantes. En outre, pendant la période électorale, Élections Canada imprime la liste des candidats en gros caractères et diffuse l'information électorale sur VoicePrint et La Magnétothèque. Depuis la modification en 2010 de la Loi électorale de l'Ontario, Élections Ontario doit s'assurer que les bureaux de vote par anticipation et les bureaux de scrutin le jour de l'élection sont accessibles : six mois avant l'élection, le directeur général des élections de la province est donc tenu de publier sur un site Web la liste des lieux de scrutin proposés (Élections Ontario, 2011a).21

Par ailleurs, Élections Canada sensibilise son personnel aux besoins en accessibilité, et a mis à jour sa signalisation aux bureaux de scrutin. De plus, pour les personnes ayant une déficience visuelle :

L'accessibilité Internet est aussi devenue une priorité pour Élections Canada, qui a tiré avantage des compétences de l'Institut national canadien pour les aveugles (INCA) en matière de conception Web accessible. Le site Web d'Élections Canada est maintenant compatible avec des technologies couramment utilisées par les personnes vivant avec une perte de vision, comme les logiciels de lecture d'écran, les logiciels de grossissement de textes et les claviers braille. Des liens spéciaux cachés ont aussi été ajoutés à presque toutes les pages pour permettre une navigation aisée avec un logiciel de lecture d'écran. Ces programmes utilisent un synthétiseur vocal qui « lit » ce qui est inscrit à l'écran. (Institut national canadien pour les aveugles, 2011b).

Au moment du vote lui-même, plusieurs pratiques progressistes ciblent les électeurs handicapés. C'est ce qu'illustrent des initiatives récentes d'Élections Ontario, prises à l'intention des électeurs ayant une déficience visuelle :

  • élaborer un gabarit de vote comportant les noms de famille des candidats en gros caractères et aider la personne à se rendre à l'isoloir et à en revenir, ce qui permettra à beaucoup d'autres personnes vivant avec une perte de vision de voter en toute autonomie;
  • diffuser des messages d'information sur VoicePrint, le service national de lecture en langue anglaise 24 heures sur 24 pour les Canadiens incapables de lire les imprimés;
  • fournir de l'information en médias substituts. À l'élection provinciale d'octobre 2011, Élections Ontario a distribué une brochure à tous les ménages de la province. L'information a été offerte en gros caractères et, grâce à l'INCA, en version sonore, voire en braille. Elle a également été diffusée sur VoicePrint;
  • sensibiliser le personnel des bureaux de scrutin aux divers besoins des électeurs;
  • apposer une signalisation claire dans tous les bureaux de scrutin (Institut national canadien pour les aveugles, 2011b; Élections Ontario, 2011a; voir aussi Owen, 2010).

Enfin, certaines pratiques exemplaires – contrôle, consultation, évaluation – prennent place dans la période postélectorale. L'examen récapitulatif de chaque scrutin est prévu par la loi en Australie, au Canada et dans certaines provinces. Ailleurs, notamment en Nouvelle-Zélande et dans certains États américains, un sondage postélectoral est mené auprès de la population générale et/ou des électeurs à besoins spéciaux. « Ces sondages, soutiennent Karlawish et Bonnie (2007 : 910), assurent une reddition de comptes, cernent les problèmes, et mènent aux solutions ». Ainsi, la Commission électorale de la Nouvelle-Zélande, après avoir consulté les personnes handicapées, a mis au point à leur profit un plan d'amélioration de l'accessibilité des élections et des services électoraux. Ce plan d'action, qui tient également compte de la rétroaction et des plaintes formulées aux derniers scrutins, concorde avec la stratégie générale de l'Office for Disability Issues du gouvernement de la Nouvelle-Zélande.

Certains gouvernements, comme celui de l'Ontario22, exigent la production d'un rapport sur les mesures d'accès prises lors du scrutin, lesquelles sont d'ailleurs utiles aussi aux électeurs âgés. Élections Canada, par exemple, invite les électeurs ayant une déficience à inscrire dans un formulaire leurs commentaires et leurs plaintes sur les lieux de scrutin. Plus particulièrement, ces électeurs peuvent donner leur opinion sur le stationnement, les allées pour piétons, les entrées et les portes à l'extérieur, les voies d'accès à l'intérieur, la zone entourant l'isoloir et la signalisation. Ils peuvent aussi indiquer s'ils ont finalement réussi à voter ou non, et quelle a été leur expérience. Tous les commentaires restent confidentiels, et Élections Canada répond à chaque électeur qui le lui demande.


19 Les six résultats escomptés du plan de la Western Australia Electoral Commission sont les suivants : les personnes handicapées ont le même accès que les autres à nos services et à nos activités; les personnes handicapées ont le même accès que les autres à nos édifices et à nos installations; les personnes handicapées reçoivent notre information dans un format qui leur permet d'y accéder aussi rapidement que les personnes non handicapées; les personnes handicapées reçoivent de nos employés des services de même niveau et de même qualité que les autres personnes; les personnes handicapées peuvent aussi facilement que les autres nous adresser des plaintes; et les personnes handicapées ont le même accès que les autres à nos consultations publiques (Western Australia Electoral Commission, 2011).

20 Selon le site Web d'Élections Ontario, le Comité consultatif sur l'accessibilité s'est réuni la première fois le 26 janvier 2011. Tous ses membres siègent à la discrétion du directeur général des élections, et doivent suivre les directives qui leur sont fournies par ce dernier. Un maximum de 15 membres peuvent être nommés au Comité, et une majorité d'entre eux doivent être des personnes handicapées. Dans la mesure du possible, les membres doivent provenir des différentes régions géographiques de la province, et refléter tous les visages de la collectivité des personnes handicapées. Le mandat du Comité consiste à donner des conseils à Élections Ontario sur des questions liées, entre autres, aux problématiques suivantes : élaboration, mise en œuvre et efficacité du Programme d'accessibilité d'Élections Ontario; perspectives concrètes sur les besoins des personnes handicapées en ce qui a trait au processus électoral; règlements pris en application de la Loi de 2005 sur l'accessibilité pour les personnes handicapées de l'Ontario et répercussions éventuelles de ces règlements; options et conseils relatifs aux questions liées à l'accessibilité au sein de l'organisme; et futures consultations publiques sur l'accessibilité, y compris la formulation de recommandations sur la structure et l'effectif du Comité.

21 Ce site Web d'Élections Ontario a reçu plus de 3 000 visites. Plus de 1 000 particuliers ou organisations ont téléchargé le rapport complet, qui comprenait la liste des lieux de scrutin proposés, et près de 100 personnes ont envoyé leurs commentaires. Élections Ontario a répondu à chacune d'entre elles, après avoir pris connaissance de la rétroaction.

22 Karlawish et Bonnie (2007 : 904) : « Depuis 2001, la Loi électorale de l'Ontario demande la production, dans les trois mois suivant le jour de l'élection, d'un résumé des mesures d'accès prises à l'intention des électeurs handicapés. »