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Établir un cadre juridique pour le vote électronique au Canada

2.0 Introduction

Portée

« Évidemment, dans une société démocratique, l'étendue du droit de vote énoncé à l'art. 3 doit correspondre aux valeurs propres à un État démocratique. » Haig c. Canada, 1031.

Depuis l'introduction du scrutin secret au Canada en 1874, on peut dire que l'action de voter en soi a peu changé et prend toujours la forme de l'inscription par l'électeur d'un symbole à côté du nom du candidat qu'il choisit pour le représenter au Parlement.

Les règlements et les dispositions législatives régissant les élections ne sont pas pour autant demeurés stagnants. Les dispositions législatives ont évolué pour étendre le droit de vote aux femmes et à d'autres groupes, abaisser l'âge de voter, inclure le nom des partis dans les bulletins de vote, autoriser les électeurs à s'inscrire aux bureaux de scrutin dans les régions rurales, puis en milieu urbain, accorder des jours de scrutin supplémentaires et prendre des mesures pour faciliter le vote des personnes ayant une déficience. Certains de ces changements s'inscrivaient dans des tendances internationales, alors que d'autres étaient le fruit de décisions purement canadiennes, soit sous l'impulsion de l'électorat, soit, dans certains cas, comme pour le vote des électeurs incarcérés, imposés par les tribunaux en s'appuyant sur les droits garantis par la Charte.

On peut dire que l'incitation à adopter le vote par Internet ou d'autres technologies électorales (appelés collectivement vote électronique) cadre parfaitement avec les tentatives d'accroître l'accessibilité des élections. L'interaction instantanée avec des ordinateurs centralisés est susceptible de favoriser le vote à domicile ou à l'étranger et permet aux fonctionnaires électoraux de mettre à l'étude d'autres modalités de scrutin et de transmission des résultats à l'organisme électoral. Un système en ligne devrait permettre à un électeur de se connecter de manière sécuritaire et secrète à un site Web, d'entrer un numéro d'identification et un mot de passe et de voter.

Tout changement dans les modes de scrutin des Canadiens exigera un cadre juridique exhaustif. La présente étude vise principalement à fournir une évaluation aux décideurs électoraux du Canada qui envisagent de mettre en œuvre un mode de scrutin à distance par Internet, sous une forme ou sous une autre, pour une future élection fédérale. Cette étude fait également référence à d'autres technologies électroniques employées en milieu contrôlé, quoique de façon limitée.

Le but de la présente étude consiste à recommander un cadre juridique pour le vote électronique dans les scrutins fédéraux canadiens. Elle a été commandée par l'organisme électoral du Canada, Élections Canada, qui est un organisme indépendant et non partisan relevant directement du Parlement. Conformément à son mandat, Élections Canada doit notamment conduire les scrutins fédéraux et appliquer la Loi électorale du Canada, qui serait une composante essentielle d'un cadre juridique pour le vote électronique.

Notre travail de recherche a pris la forme d'études de cas approfondies des cadres juridiques et de l'expérience d'autres organismes électoraux, dont nous avons ensuite réalisé la synthèse pour en présenter les points les plus pertinents. Le cadre juridique pour le vote électronique englobera divers instruments légaux et institutionnels, entre autres des dispositions législatives, des règlements et des politiques publiques.

La présente étude ne vise pas à défendre les avantages ou à sous-estimer les risques du vote électronique, mais plutôt à présenter des options en matière de règlements et de dispositions législatives afin d'atténuer et de gérer les risques, et d'accroître la confiance des électeurs envers un nouveau système. Dans la mesure du possible, nous recommandons des méthodes rendant le vote électronique aussi sécuritaire et exact que les modes de scrutin en vigueur.

Le Canada n'est pas le seul pays à mettre à l'étude le vote par Internet. D'autres pays, comme l'Estonie, la Suisse, la Norvège, l'Australie et la France, ont déjà commencé à le mettre à l'essai à divers ordres de gouvernement, ainsi qu'à élaborer des règlements et des dispositions législatives en vue de sa mise en œuvre. Même à l'intérieur de nos frontières, un certain nombre de municipalités et de partis politiques ont fait l'expérience du vote par Internet et plusieurs provinces examinent actuellement son potentiel.

Méthodologie

Pour notre travail de recherche, nous avons passé en revue des commentaires d'universitaires et d'intervenants, des rapports d'observateurs d'élections et des rapports de vérificateurs. Nous nous sommes aussi intéressés de près aux opposants et aux groupes qui se méfient encore des risques que le vote électronique présente pour les résultats du scrutin. Dans les cas où il existait des règlements et des dispositions législatives, nous les avons comparés à ceux en vigueur à l'heure actuelle au Canada. La présente étude ne se limite pas au contexte du vote par Internet; c'est également un examen de l'utilisation de la technologie dans le processus électoral pour étudier l'application des pratiques exemplaires dans des contextes différents.

Une analyse comparative du droit est très instructive en ce qui a trait au cadre juridique et aux conséquences concrètes du vote par Internet.

La réforme du droit au Canada s'appuie souvent sur l'étude des lois promulguées et mises en œuvre dans d'autres pays, puis sur leur adaptation et sur leur adoption. Cette approche comporte de nombreux avantages. Ces exercices comparatifs permettent de découvrir de nouveaux concepts dans le domaine des politiques publiques. Ils peuvent fournir un cadre de réflexion fondé sur les avantages et les inconvénients de diverses options. Les textes de loi d'autres pays peuvent inspirer et orienter la traduction de concepts en style juridique.

Les décideurs des politiques publiques canadiennes peuvent tirer d'indispensables enseignements des lois d'autres pays. De nombreuses idées juridiques prometteuses entraînent des conséquences inattendues et indésirables. Il se peut que les personnes visées par certaines dispositions législatives trouvent des moyens étonnants pour se soustraire à leurs restrictions ou pour les surmonter. On ne peut pas mener d'expérience en laboratoire pour élaborer des politiques publiques; la seule manière de mettre des idées à l'essai, c'est de les mettre en pratique dans la société.

Il se peut toutefois que les personnes sceptiques à l'égard du vote par Internet soutiennent que les exercices comparatifs doivent être étudiés avec prudence. En effet, dans ces derniers, « un peu de connaissance est une chose dangereuse ». Un observateur risque d'accorder toute son attention à une loi particulière, sans tenir compte de son contexte juridique plus vaste. Par exemple, il est vrai que l'Estonie a utilisé le vote par Internet, mais on doit reconnaître que son système électoral est à représentation proportionnelle, contrairement au système canadien qui est uninominal majoritaire à un tour (dans lequel le candidat ayant obtenu le plus de voix est le vainqueur). Quelques voix de différence ou même quelques douzaines de voix de différence ne sont sans doute pas lourdes de conséquences pour les résultats d'une élection en Estonie où l'on répartit les sièges selon le pourcentage des voix obtenu à l'échelle de tout le pays. Par contre, dans un système tel que celui du Canada, une simple voix dans une circonscription est susceptible de déterminer l'équilibre des forces à la Chambre des communesFootnote 1.

Un autre exemple démontre que les élections canadiennes peuvent être extrêmement serrées : l'élection fédérale de 2011, où cinq sièges ont été remportés avec un écart de moins de 100 voix (Funke, sans date). Dans de nombreuses circonscriptions où les résultats de scrutin seraient très serrés, il est prévisible que le nombre d'électeurs par voie électronique serait supérieur à l'écart des voix ayant mené à la victoire par les modes de scrutin traditionnels. En raison des effets concrets du vote électronique, il deviendrait impératif de s'assurer que les instructions communiquées aux électeurs et que l'accessibilité et la fiabilité de la technologie soient intrinsèquement saines et qu'on l'explique de manière adéquate au public.

De la même façon, en étudiant l'expérience estonienne, on pourrait ne pas prendre en considération que sa réussite est en partie attribuable au fait qu'elle est fondée sur l'existence d'une carte d'identité nationale, sans équivalent au Canada. Un autre risque des exercices comparatifs peut être lié à la conviction erronée selon laquelle le « texte de la loi » équivaut à la pratique du droit dans la réalité. On peut très bien, par exemple, appliquer de manière sélective la législation officielle ou ne pas l'appliquer du tout.

On peut également courir le risque de ne pas tenir compte des différences géographiques, sociales ou économiques entre les pays comparés. Dans le contexte canadien, on risque, en particulier, de négliger la question de l'étendue du pays. Un système susceptible de fonctionner dans un pays géographiquement peu étendu et démographiquement réduit pourrait se heurter à des difficultés inattendues si on l'élargissait, sans réflexion approfondie, à un pays beaucoup plus vaste. À l'heure actuelle, on a peu recours aux systèmes de vote par Internet à l'échelle nationale ou même à l'échelle d'un État dans des élections de grande envergure. Quatre déploiements importants ont eu lieu jusqu'à maintenant. L'Estonie l'a utilisé à l'échelle nationale, pour une population d'environ la taille de celle du Manitoba. En outre, 240 000 électeurs français de l'étranger ont voté par Internet (Scytl, 2012). Pour sa part, la Suisse a limité le vote électronique à 10 pour cent de ses électeurs. Seul l'État de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie, approximativement de la taille du Québec, se rapproche de près du Canada en utilisant le vote en ligne dans l'élection parlementaire. En revanche, l'État a imprimé chacun des 44 000 bulletins de vote par Internet et les a dépouillés manuellement dans 93 circonscriptions. De plus, le vote par Internet était limité aux électeurs éloignés et aux électeurs handicapés (Brightwell, 2011).

Pour réaliser la partie comparative de la présente étude, nous avons mis particulièrement l'accent sur des pays tels que la Norvège et l'Estonie, où il est possible d'accéder en totalité aux normes juridiques appliquées et aux rapports sur le fonctionnement concret du vote électronique. Nous nous sommes également appuyés sur des documents d'information juridique et sur des conseils de source européenne et canadienne.

Dans la présente étude, nous avons tenté de garder à l'esprit que, lorsque les enjeux sont plus élevés, comme dans les élections à l'échelle nationale, la tentation d'enfreindre la loi risque d'être beaucoup plus forte.

Il se peut que la capacité de modifier l'équilibre des forces des partis politiques au sein d'un parlement soit une récompense si tentante qu'elle motive des personnes animées par des intérêts commerciaux ou idéologiques à fausser les résultats d'une élection. De plus, cela peut également tenter des personnes sans intérêt direct dans les résultats d'une élection, mais qui souhaitent la perturber.

Les avantages de la présentation détaillée des principes, des normes et des procédures dans notre méthodologie sont notamment les suivants :

  • la rigueur de la justification formelle et publique des normes de pratique renforcera la précision de l'analyse de l'application de ces normes dans le monde réel;
  • l'existence d'un ensemble de normes de pratique bien documenté guidera les parlementaires dans l'évaluation de la mise à l'essai du vote par Internet qui leur sera proposée et facilitera la consultation du public au sujet de ce processus ainsi que sa confiance envers ce dernier;
  • cette documentation facilitera les modifications législatives apportées éventuellement à la Loi électorale du Canada ou à ses règlements d'application, si le Parlement souhaite continuer à mettre à l'essai le vote par Internet ou s'il souhaite l'adopter pour qu'il devienne partie intégrante du mode de scrutin national.

Il existe cependant des limites au rôle qu'on peut ou qu'on devrait accorder à un ensemble de normes de pratique. Un certain pouvoir d'appréciation est vraisemblablement nécessaire pour choisir entre différentes options, notamment l'équipement servant à recevoir et à dépouiller les votes et les spécialistes externes chargés de mettre à l'essai et de certifier les systèmes, ainsi que d'intervenir pour régler les problèmes dès leur apparition.

Structure de la présente étude

La présente étude se compose principalement de deux grandes parties : « Contexte et analyse documentaire » et « Principales conclusions et recommandations ».

La première partie fait un tour d'horizon de l'utilisation du vote électronique dans un milieu non contrôlé, ainsi que dans un milieu contrôlé. Un survol des avantages du vote électronique et des préoccupations qui s'y rattachent y est présenté. Ce survol précède une vue d'ensemble du droit de vote garanti par la Constitution du Canada et l'introduction de la notion d'équivalence fonctionnelle. Cette dernière exige d'effectuer la synthèse des caractéristiques clés des dispositions législatives en vigueur et de les appliquer au vote électronique afin que les règles régissant ce dernier s'appliquent de manière équivalente à celles régissant les bulletins de vote de papier. Un résumé de l'expérience d'autres pays en matière de vote électronique est ensuite présenté, ainsi qu'un aperçu de certaines organisations internationales de premier plan qui ont réalisé des travaux dans ce domaine. Leurs principales conclusions sont également résumées dans une annexe. La première partie se termine par un résumé des valeurs et des caractéristiques clés qui importent dans la conduite d'élections, qu'il s'agisse d'un scrutin informatique ou d'un mode de scrutin à bulletins de papier.

La seconde partie de la présente étude est axée sur l'analyse des composantes spécifiques des cadres juridiques pour le vote électronique et sur des recommandations quant au contenu souhaitable d'un cadre canadien. Leur introduction prend la forme d'une brève discussion sur la conception de ce cadre, par exemple en comparant les dispositions législatives adoptées par le Parlement et les règlements et les politiques adoptés par un organisme électoral. Cette discussion et ces recommandations sont regroupées sous neuf thèmes :

  1. Dans quels cas les électeurs sont-ils admissibles et sous quelles conditions peuvent-ils accéder au vote électronique?
  2. Quelles mesures prend-on pour assurer la transparence du système de vote électronique?
  3. Quels sont les principaux rôles et responsabilités requis pour administrer le vote électronique?
  4. Quels plans d'urgence devraient être en place pour les scénarios de la pire éventualité?
  5. Quelles infractions électorales devrait-on définir pour le vote électronique?
  6. Quelles normes et quelles consultations technologiques sont nécessaires?
  7. Quels types de mise à l'essai sont nécessaires pour assurer l'intégrité du vote?
  8. Quels principes s'appliquent exclusivement au scrutin contrôlé?
  9. Doit-on restructurer l'organisme électoral?

Note 1 Par exemple, au Canada, la décision du Parlement sur une motion de censure a été prise à une majorité d'une seule voix. Si ce député avait été élu par un écart d'une seule voix, le scrutin dans sa circonscription aurait déterminé le résultat de cette motion.