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Portrait de la conscience juridique des électeurs des Premières nations : comprendre l'exercice du droit de vote

Bref historique du droit de vote des Premières nations

Retracer l'évolution du droit de vote des Premières nations permet de contextualiser la conscience juridique des électeurs des Premières nations. L'histoire traditionnelle du droit de vote au Canada au cours des 150 dernières années présente l'élargissement graduel de ce droit, d'abord exercé par une très petite élite, puis par les hommes de la classe ouvrière, puis par les femmes et, enfin, par les jeunes adultes. C'est l'histoire à laquelle la juge en chef McLachlin fait allusion dans la citation en exergue au début du présent document, lorsqu'elle évoque « la marche constante du Canada vers le suffrage universel ». Toutefois, l'examen de l'histoire du droit de vote des Autochtones tend à montrer qu'il n'y a pas eu de « marche constante », mais plutôt une évolution complexe et en dents de scie.

Depuis la Confédération jusqu'en 1920, les Premières nations ne pouvaient voter ni aux élections fédérales ni aux élections provinciales. Le droit de vote était alors régi par la Loi sur les Indiens, qui stipulait que les « Indiens inscrits » n'avaient pas le droit de voter aux élections fédérales. (Je rappelle que les termes « Premières nations » et « Indien » – inscrit ou non inscrit – sont employés ici de manière interchangeable. Le terme « Indien » est utilisé surtout en raison de son usage fréquent dans la législation et les énoncés de politique.) La Loi sur les Indiens considérait les Indiens comme étant sous la tutelle de l'État, incapables de gérer leurs propres affaires et nécessitant des mesures paternalistes destinées à servir leurs meilleurs intérêts, même si les Indiens eux-mêmes contestaient que ces mesures fussent réellement dans leur intérêt. Durant cette période, en somme, les Indiens étaient jugés indignes du droit de votenote 18.

La Loi sur les Indiens de 1876 (à l'époque intitulée Acte des Sauvages) a introduit la notion « d'émancipation volontaire »note 19. Comme Larry Gilbert l'explique :

L'émancipation était le fait de renoncer au statut d'Indien et de membre d'une bande en échange de la citoyenneté canadienne et du droit à la propriété d'un bien-fonds en fief simple. On se fondait sur la théorie selon laquelle les peuples autochtones dans leur état naturel n'étaient pas civilisés. Une fois qu'un Autochtone avait acquis les compétences, les connaissances et les comportements valorisés par la société civilisée, il pouvait prétendre à la citoyenneténote 20.

La Loi sur les Indiens de 1876 autorisait les Indiens à demander l'émancipation. Médecins, avocats, notaires publics, ministres du culte ou prêtres, ou titulaires d'un diplôme universitaire voyaient leur demande automatiquement approuvée, ce qui leur donnait le droit de vote et leur permettait de retirer leur parcelle de terre de la réserve et de la posséder de manière privée. Les autres Indiens qui demandaient l'émancipation étaient soumis à un examen et, sur approbation, devenaient « Indiens à l'épreuve » pour trois ans. Après ces trois ans, ils pouvaient voter et retirer leur parcelle de terre de la réservenote 21. De 1876 jusqu'à 1920, seuls 250 Indiens sont parvenus à faire approuver leur demande d'émancipationnote 22.

L'émancipation signifiait que légalement, un individu était ou bien Indien ou bien électeur. On ne trouve rien de comparable au Canada dans l'histoire de la « marche constante vers le suffrage universel ». Ainsi, les femmes n'ont pas été obligées de cesser d'être des femmes pour obtenir le droit de vote. Il n'y a pas eu non plus d'exigence analogue pour les personnes placées dans des établissements psychiatriques ni pour les détenus, ni pour les adultes âgés de 18 à 21 ans. Pour ces groupes marginalisés, la participation au suffrage a constitué un véritable avancement. Pour les Premières nations, il n'y a rien eu à célébrer.

En 1920, le Parlement a modifié la Loi sur les Indiens afin de permettre un processus d'« émancipation involontaire » pour les hommes des collectivités des Premières nations. En réalité, plutôt que de laisser les individus présenter la demande d'émancipation, il s'agissait de déterminer quels Indiens de sexe masculin « méritaient » l'émancipation et de faire pression sur eux pour qu'ils en fassent la demandenote 23. Ce changement avait été motivé par le faible nombre de personnes qui optaient pour l'émancipation volontaire. Après deux ans, les objections des collectivités des Premières nations ont entraîné l'abrogation de cette modification, mais la voie de l'émancipation volontaire a été préservée.

Cependant, il importe de souligner que, pour les femmes et les enfants des collectivités des Premières nations, l'émancipation involontaire était, jusqu'en 1951, une caractéristique inhérente des dispositions visant l'émancipation dans la Loi sur les Indiens. En effet, lorsque les hommes demandaient l'émancipation, leurs épouses et leurs enfants étaient automatiquement considérés comme émancipés, même si la demande ne faisait pas référence à ces derniers. À partir de 1951, les hommes qui demandaient l'émancipation devaient faire référence aux femmes et aux enfants pour que ces derniers soient émancipés. Il convient de noter que jusqu'en 1985, les femmes autochtones perdaient leur statut d'Indien si elles épousaient un homme qui ne l'avait pasnote 24.

En 1960, le Parlement a adopté la Loi électorale du Canada, qui accordait le droit de vote à tous les « Indiens inscrits ». Trois facteurs entraient en jeu dans l'adoption de cette loi. Le premier facteur important était la réprobation internationale dont le Sud des États-Unis faisait l'objet en excluant du suffrage les Afro-Américains. Le deuxième facteur était l'adoption en 1960 de la Déclaration canadienne des droits, qui faisait référence à l'égalité et à la non-discrimination sans inclure explicitement le droit de vote (contrairement à la Charte canadienne des droits et libertés de 1982). Troisièmement, ce changement s'inscrivait dans la politique indienne appliquée par le gouvernement depuis 1945, qui se traduisait par l'abandon de l'attitude traditionnelle de protection et de paternalisme au profit de « l'autonomie gouvernementale pour les Indiens » et d'une « politique de décolonisation »note 25.

En 1948, le Comité spécial mixte du Sénat et de la Chambre des communes a proposé des modifications à la Loi sur les Indiens « permettant aux Indiens de passer graduellement de la tutelle à la citoyenneté et de favoriser leur avancement. […] [et stipulant qu'il] incombait à tous les représentants de l'État traitant avec les Indiens de les aider à devenir pleinement des citoyens canadiens et à en assumer les responsabilitésnote 26 ». L'octroi du droit de vote à tous les Indiens en 1960 faisait partie de cette transition graduelle.

La signification réelle de l'attribution inconditionnelle du droit de vote à tous les Indiens en 1960 demeure un sujet de controverse. Durant les années 1960, deux points de vue ont émergé et continuent dans une large mesure à orienter le débat, presque cinquante ans plus tard. L'un de ces points de vue a été clairement exprimé par un autre comité parlementaire en 1967, la Commission Hawthorn. Celle-ci a déclaré que « l'intégration ou l'assimilation ne sont pas des objectifs que quiconque puisse défendre au nom de l'Indien. […] Il faut considérer les Indiens comme des « supercitoyens », car en plus des droits et des devoirs normaux qui se rattachent à la citoyenneté, ils possèdent d'autres droits en tant que membres fondateurs de la communauté des citoyens canadiens »note 27. En appelant les Indiens des « supercitoyens » ou des « citoyens-plus », la Commission Hawthorn voulait affirmer que les Indiens devaient avoir le droit de vote et les autres droits de citoyenneté comme complément à leur identité distincte et à leur statut spécial en tant que membres des Premières nations du Canada.

L'autre point de vue a été exprimé, dans sa formulation la plus connue, dans le Livre blanc de 1969 du gouvernement Trudeau, La politique indienne du gouvernement du Canada. A. D. Doerr résume ainsi ce document :

Au fond, l'objectif des propositions de 1969 était de promouvoir la participation pleine et égale des Indiens à la vie sociale, culturelle, économique et politique du Canada. Les Indiens devaient bénéficier des mêmes libertés, des mêmes droits et des mêmes chances que les autres Canadiens, en plus de se voir reconnaître leur héritage et leur identité culturels comme un élément vital d'une société multiculturelle. L'hypothèse de base sur laquelle se fondaient les propositions était le principe de l'égalité. […] La position du ministère [des Affaires indiennes et du Nord canadien] était que la législation existante institutionnalisait un système d'apartheid et d'oppression. […] La terre était la seule sphère dans laquelle le gouvernement fédéral estimait avoir l'obligation de continuer à garantir une protection législative spéciale aux Indiens. […] En définitive, les Indiens devaient être assujettis aux lois qui s'appliquaient aux autres Canadiensnote 28.

En termes pratiques, la vision du « supercitoyen » était favorable à un statut spécial pour les Indiens alors que l'autre vision défendait la notion de statut égal.

Une bonne partie de la critique de la notion de statut égal, surtout de la part des organisations indiennes, était et demeure que cette vision finirait par conduire à l'assimilation. La réaction de la Fraternité nationale des Indiens au Livre blanc du gouvernement Trudeau de 1969 a été la suivante : « Si nous acceptons cette politique, et perdons par le fait même nos droits et nos terres, nous nous faisons complices de notre génocide culturel. Et c'est impensablenote 29. » Ironiquement, une politique de statut égal aurait les mêmes conséquences que les dispositions de la Loi sur les Indiens de 1876 : l'obtention du droit de vote et des autres droits de citoyenneté excluait la possibilité de rester Indien. Un statut spécial, mais non un statut égal, était considéré comme la voie politique à suivre pour éviter l'assimilation et le génocide culturel.

Bien que tous les Indiens aient accédé au droit de vote en 1960, le changement de gouvernance découlant de cette évolution a été minime. Sauf dans de rares circonscriptions, les Indiens inscrits ne sont pas assez nombreux pour influer sur l'élection d'un député fédéral. Et au cours des cinquante dernières années, très peu de candidats des Premières nations ont réussi à se faire élirenote 30. Au moment de la publication du rapport final de la Commission royale sur les peuples autochtones en 1996, l'accès au droit de vote des membres des Premières nations était une préoccupation tout à fait secondaire dans leurs collectivités, où le droit de vote n'était vu ni comme un progrès majeur ni comme un instrument du changementnote 31.


Note 18 Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis, Pour une démocratie électorale renouvelée : Rapport final, vol. 4, Ottawa, Canada, 1991, p. 235-236; Jennifer Dalton, « Alienation and Nationalism: Is it Possible to Increase First Nation Voter Turnout in Ontario? », Canadian Journal of Native Studies, vol. 27, n° 2, 2007, p. 251-252.

Note 19 La distinction entre émancipation volontaire et émancipation involontaire est tirée de l'ouvrage de Larry Gilbert, Entitlement to Indian Status and Membership Codes in Canada, Toronto, Carswell, 1996, p. 24.

Note 20 Ibid., p. 23.

Note 21 Ibid., p. 23-24.

Note 22 Joseph Carens, Culture, Citizenship, and Community: A Contextual Exploration of Justice as Evenhandedness, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 186.

Note 23 Larry Gilbert, Entitlement to Indian Status and Membership Codes in Canada, Toronto, Carswell, 1996, p. 24.

Note 24 Ibid., p. 25. Il paraît évident que les dispositions de la Loi sur les Indiens de 1869 privant de leur statut d'Indien les femmes indiennes qui avaient épousé des non-Indiens pourraient être considérées comme une émancipation involontaire de fait.

Note 25 Bruce G. Doern et Seymour V. Wilson (dir.), Issues in Canadian Public Policy, Toronto, MacMillan of Canada, 1974, p. 37.

Note 26 Richard H. Bartlett, The Indian Act of Canada, Second Edition, Saskatoon, Université de la Saskatchewan, Native Law Centre, 1988, p. 6 et p. 21. L'expression de 1967 « citoyen-plus » a été reprise par Alan Cairns, Citizens Plus: Aboriginal Peoples and the Canadian State, Vancouver, UBC Press, 2000.

Note 27 Henry B. Hawthorn, dir., A Survey of the Contemporary Indians of Canada: A Report on Economic, Political, Educational Needs and Policies, vol. I, Ottawa, Ministère des Affaires indiennes et du Nord Canadien, 1966-1967, p. 13.

Note 28 A. D. Doerr, « Indian Policy » dans Bruce G. Doern et Seymour V. Wilson (dir.), Issues in Canadian Public Policy, Toronto, MacMillan of Canada, 1974.

Note 29 Ibid., p. 41.

Note 30 Jennifer Dalton, « Alienation and Nationalism: Is it Possible to Increase First Nation Voter Turnout in Ontario? », Canadian Journal of Native Studies, vol. 27, n° 2, 2007, p. 254-256.

Note 31 Voir Alan Cairns « La participation électorale des Autochtones dans la communauté canadienne », Perspectives électorales, vol. 5, n° 3, novembre 2003, (en ligne), www.elections.ca/eca/eim/article_search/article.asp?id=21&lang=f&frmPageSize=&textonly=false. Alors que la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis (dont Cairns a été le directeur de recherche) avait recommandé l'établissement de circonscriptions électorales autochtones avec des sièges correspondants au Parlement, la Commission royale sur les peuples autochtones a recommandé la création d'une assemblée législative autochtone distincte.