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Le fardeau de voter aux élections fédérales canadiennes de 2019

Chapitre 1 : Introduction

Les objectifs de cette étude sont de déterminer dans quelle mesure l'acte de voter est facile ou difficile et de vérifier l'impact de ce « fardeau » dans la décision de voter ou non. Notre étude porte spécifiquement sur les élections fédérales canadiennes de 2019. Nous souhaitons savoir si, lors de cette élection, certains Canadiens ou beaucoup de Canadiens n'ont pas voté parce que c'était trop compliqué ou difficile.

Voter doit être aussi facile que possible pour chaque citoyen. Les organismes de gestion électorale comme Élections Canada doivent s'efforcer d'atteindre cet objectif, tout en tenant compte d'autres objectifs, comme la réduction du risque de fraude, qui peuvent entrer en conflit avec celui de réduire le fardeau de voter.

Voter est un droit démocratique fondamental. L'exercice de ce droit doit être aussi facile que possible, car le taux de participation doit être aussi élevé que possible. Un taux de participation élevé contribue à la qualité de la démocratie et est souvent considéré comme un critère décisif de la performance démocratique (Powell, 1982). Plus le taux de participation est élevé, plus les décideurs politiques accordent d'attention aux préférences des citoyens (Martin et Claibourn, 2013; Verba et Nie, 1972; Hansen, 1975; Hill et Matsubayashi, 2005; Blais, Dassonneville et Kostelka, à paraître). Par conséquent, tous les électeurs admissibles qui souhaitent voter devraient pouvoir le faire. Cela signifie que tous les obstacles qui empêchent les gens d'aller voter doivent être supprimés dans la mesure du possible.

Nos objectifs sont donc simples et précis. Le premier est descriptif. Nous devons comprendre dans quelle mesure le fait d'aller voter représente un fardeau pour les Canadiens, et établir la proportion d'entre eux pour qui c'est assez ou très difficile. Nous devons également connaître le nombre de personnes qui ne votent pas en raison de ce fardeau.

Nous distinguons deux raisons principales pour lesquelles une personne qui a le droit de vote décide de ne pas voter lors d'une élection. La première est qu'elle ne le veut pas; elle n'est pas intéressée et elle trouve que l'abstention est acceptable, c'est-à-dire qu'elle ne se sent pas moralement obligée de voter. Une personne peut également être déçue par la politique en général et ne souhaiter soutenir aucun des partis politiques en lice pour l'élection. En bref, elle n'est pas motivée à voter (Blais et Daoust, 2020). La seconde raison est qu'elle ne peut pas le faire; elle voudrait le faire, mais aller voter est trop difficile ou compliqué. C'est ce que nous appelons le fardeau de voter; il correspond au fameux terme C représentant le coût dans le modèle de choix rationnel (Downs, 1957; Riker et Ordeshook, 1968). Nous nous concentrons sur le deuxième facteur, le fardeau, mais nous devons tenir compte des motivations lorsque nous déterminons le poids relatif de ce fardeau dans la décision de voter ou de s'abstenir.

Il existe des fardeaux « objectifs » et « subjectifs ». Il y a la distance réelle entre la résidence et le bureau de vote. Et il y a la perception du temps qui serait nécessaire pour se rendre au bureau de vote, peut-être faire la file, déposer son bulletin de vote et rentrer chez soi. Cette perception est influencée par des éléments tels que l'expérience passée de situations semblables, l'âge, les capacités et les limites physiques, et l'environnement. Ce qui compte finalement, c'est la perception subjective de l'électeur, aussi exacte ou inexacte qu'elle soit, puisque la décision de voter ou non est nécessairement fondée sur cette appréciation subjective. Nous nous concentrons donc sur les perceptions subjectives des citoyens, quoique nous souhaitions déterminer dans la mesure du possible si elles sont erronées ou non.

Il existe un grand nombre de recherches sur les fardeaux « objectifs ». De nombreuses études ont montré que la distance du bureau de vote a une incidence sur la participation (Gimpel, Lay et Schuknecht, 2003; Dyck et Gimpel, 2005; Gimpel, Dyck et Daron, 2006). Brady et McNulty (2011) démontrent également que le changement d'emplacement d'un bureau de vote réduit la participation. Il existe également une foule de publications sur l'impact des lois d'inscription ou du vote anticipé (Rosenstone et Wolfinger, 1978; Highton, 1997 et 2004; Nagler, 1991).

En étudiant des données d'enquête, Rosenstone et Wolfinger (1978) analysent l'effet des lois d'inscription des États sur la participation électorale dans 50 États des États-Unis, de 1960 à 1973. Aux États-Unis, les heures et les lieux d'inscription varient considérablement d'un État à l'autre. Ils constatent que si tous les États avaient adopté les lois d'inscription en vigueur dans les États les plus permissifs, le taux de participation aurait été supérieur d'environ neuf points de pourcentage lors de l'élection présidentielle de 1972. Ils suggèrent que les exigences en matière d'inscription constituent l'obstacle le plus important au vote et que le taux de participation serait beaucoup plus élevé dans un système de type européen où l'inscription relève de la responsabilité de l'État.

Highton (1997) fait une observation similaire. D'après les données des suppléments pour les électeurs, de 1980 et 1992, de l'enquête sur la population actuelle du Bureau du recensement pour les États qui offrent l'inscription le jour de l'élection et l'inscription avant le jour de l'élection, il constate que le taux de participation est de 10 points de pourcentage plus élevé dans les États qui offrent l'inscription le jour de l'élection. Highton compare également l'impact de la scolarité sur la participation dans les États qui offrent l'inscription le jour de l'élection par rapport à ceux qui ne l'offrent pas, et il constate que la scolarité a un impact plus fort sur la participation dans les États qui n'offrent pas l'inscription le jour de l'élection. Par ailleurs, Nagler (1991) utilise les enquêtes sur la population actuelle de 1972 et de 1984 pour déterminer si les personnes peu instruites sont davantage dissuadées de voter par les lois d'inscription que les personnes très instruites, et il ne trouve aucune preuve que des lois d'inscription plus permissives augmentent de façon différentielle l'inscription des personnes peu instruites.

Dans un autre article, Highton (2004) passe en revue les publications récentes sur l'inscription aux États-Unis et soutient qu'un certain nombre de réformes, notamment les taxes de vote, les exigences en matière d'alphabétisation, les dates de clôture de l'inscription et les programmes d'électeurs motorisés, influencent les taux de participation électorale. Il suggère aux États de prolonger les heures d'ouverture des bureaux de vote et d'autoriser les bulletins de vote par correspondance afin de réduire davantage le coût de voter.

On en sait beaucoup moins sur le fardeau « subjectif » de l'acte de voter, c'est-à-dire sur le fait que les gens estiment qu'il est difficile de voter. Le projet Making Electoral Democracy Work (MEDW; voir Stephenson et al., 2017), qui regroupe 27 enquêtes portant chacune sur une seule élection et menées au Canada, en France, en Allemagne, en Espagne et en Suisse, comprend une question demandant aux répondants d'indiquer dans quelle mesure il est très ou assez facile ou difficile pour eux de voter. En tout, 40 % ont répondu que c'est très facile, et 38 % que c'est assez facile; seulement 4 % ont répondu que c'est très difficile (Blais et Daoust, 2020, 67). Il semble donc que peu de personnes considèrent l'acte de voter comme un fardeau. Il s'agit d'un signe encourageant.

Nous ne pouvons toutefois pas exclure la possibilité que le fardeau soit perçu comme important dans certains sous-groupes de la population. En outre, la question du MEDW ne fournit qu'une évaluation générale. Voter comporte un certain nombre d'étapes. Pour pouvoir voter, il faut s'inscrire sur la liste électorale, rechercher des informations sur les candidats et les partis, savoir où, quand et comment voter et, enfin, se rendre au bureau de vote et voter. Chaque étape implique des efforts physiques et cognitifs; certaines nécessitent des renseignements et des documents plus ou moins accessibles aux différents électeurs. Par conséquent, plusieurs de ces étapes peuvent être très faciles, mais d'autres peuvent être difficiles, du moins pour certains électeurs.

En bref, nous devons distinguer différents types de fardeaux. Dans une autre étude, Blais et al. (2019) distinguent ce qu'ils appellent les fardeaux (ou coûts) directs et indirects, les premiers étant associés à l'acte de voter en tant que tel et les seconds à l'effort requis pour faire un choix éclairé. Les auteurs constatent que la grande majorité des gens trouvent très facile de se rendre au bureau de vote et de se faire une opinion sur les partis et leurs dirigeants. Comme on s'y attendait, les deux types de fardeaux ont un impact, bien que faible, sur la décision de participer. La distinction entre fardeau direct et fardeau indirect est intéressante, mais pas pleinement satisfaisante, car elle ne tient pas compte des différentes étapes, à commencer par l'inscription, qu'un électeur doit franchir pour pouvoir voter. Nous comblons une partie de cette lacune dans la présente étude.

Notre analyse, qui examine les données de l'Étude nationale auprès des électeurs (ENE) de 2019 (voir les détails méthodologiques au chapitre 2) menée par Élections Canada, se déroulera en trois étapes. La première étape est purement descriptive (voir le chapitre 3). Nous fournissons une évaluation précise du fardeau subjectif de voter chez les électeurs canadiens. Est-il exact de dire que, dans l'ensemble, voter est considéré comme assez facile par la grande majorité des gens? Nous distinguons ensuite les différentes étapes pour déterminer celles qui sont perçues comme étant les plus faciles et les plus difficiles. Nous comparons ensuite les perceptions préélectorales du fardeau de voter avec les évaluations postélectorales de l'acte concret de voter pour déterminer si les électeurs canadiens ont tendance à surestimer le fardeau de voter.

Dans un deuxième temps, nous examinons si le fardeau de voter est plus lourd pour certains sous-groupes de la population (voir le chapitre 4). Nous nous concentrons sur quatre groupes : les électeurs autochtones, les personnes handicapées, les personnes qui n'ont jamais voté auparavant et les personnes moins instruites, en particulier celles qui ne sont ni aux études, ni en emploi, ni en formation (ci-après NEET, selon l'acronyme anglais Not in Education, Employment or Training) et qui appartiennent également à la tranche d'âge des 18-34 ans. D'après la documentation existante et les sondages antérieurs menés auprès des électeurs par Élections Canada 2 , nous savons que le taux de participation est plus faible chez les jeunes et les personnes moins scolarisées (Wolfinger et Rosenstone, 1980; Blais, 2000; Leighley et Nagler, 2014; Blais et Daoust, 2020) ainsi que dans les communautés autochtones (Fournier et Loewen, 2011). Nous cherchons à savoir si les membres de ces groupes perçoivent l'acte de voter comme plus difficile et quelles sont les étapes précises, menant au vote, qui sont jugées particulièrement lourdes.

Enfin, nous répondons à la question « Est-ce important? » (voir le chapitre 5). Certaines personnes peuvent trouver facile de voter, mais s'abstenir parce qu'elles ne sont pas vraiment intéressées ou ne s'en soucient pas. D'autres peuvent trouver difficile de voter, mais le faire quand même, parce qu'elles sont fortement motivées à voter. Nous devons donc déterminer dans quelle mesure l'abstention, dans l'ensemble de l'électorat, mais aussi dans différents sous-groupes, est due à un manque de motivation (les gens ne votent pas parce qu'ils ne sont pas intéressés ou parce qu'ils n'ont pas le sentiment d'avoir un devoir civique) et dans quelle mesure elle est due à la difficulté perçue (les gens voudraient voter, mais ils ne peuvent pas le faire à cause des obstacles). La question fondamentale et la plus difficile concerne donc l'impact des fardeaux sur la participation. Combien de personnes de plus voteraient si le fardeau était nul (ou minimal)? Quels sont les fardeaux particuliers qui ont le plus de conséquences sur la décision de voter ou de s'abstenir? Enfin, pour quels groupes le fardeau est-il le plus important, c'est-à-dire dans quels groupes la participation augmenterait-elle le plus en l'absence de tout obstacle?

Le dernier chapitre (le chapitre 6) résume les principales conclusions et fait des suggestions sur ce qui pourrait être fait pour rendre l'acte de voter aussi facile que possible pour le plus grand nombre de Canadiens possible.

Notes de bas de page

2 https://www.elections.ca/content.aspx?section=res&dir=rec/eval/pes2015/surv&document=p6&lang=f#a1
https://www.elections.ca/content.aspx?section=res&dir=rec/eval/pes2011/elsvy&document=p6&lang=f#a49