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La participation électorale des électeurs handicapés : analyse comparative des pratiques canadiennes

2. Cadre conceptuel et analytique

La présente étude se veut une analyse comparative des institutions et politiques contemporaines dans les pays étudiés. Fondée sur des données qualitatives et quantitatives, elle constitue une recherche appliquée visant à mieux faire comprendre certaines institutions étatiques et politiques ainsi qu'un ensemble d'activités et d'interactions sociopolitiques, en l'occurrence celles concernant la relation entre l'administration électorale et la participation des électeurs handicapés.

Les données utilisées par la présente étude sont tirées des recherches et publications d'universitaires, de sources gouvernementales et non gouvernementales au Canada et ailleurs, et d'organisations internationales. Ont aussi été consultés des documents Web et autres sur la participation électorale de la population générale et des électeurs handicapés en particulier : articles de journaux, rapports d'associations de personnes handicapées sur l'accessibilité de divers scrutins, études et documents des commissions électorales, et articles d'universitaires (sciences politiques, condition des personnes handicapées, droit, etc.).

2.1 Concepts centraux

Le concept central de la présente étude est celui de handicap, dont les Nations Unies ont récemment dit, dans la Convention relative aux droits des personnes handicapées, qu'elles « [reconnaissent] que la notion de handicap évolue et que le handicap résulte de l'interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l'égalité avec les autres ». Toujours dans ce texte international, on peut lire ce qui suit : « Par personnes handicapées, on entend des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l'interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l'égalité avec les autres. »

Les concepts suivants sont également au cœur du présent rapport :

  • les attitudes électorales, c'est-à-dire les opinions et points de vue des électeurs à l'endroit des processus électoraux;
  • les commissions électorales, c'est-à-dire les organismes indépendants et non partisans qui conduisent les élections générales nationales et subnationales (provinces, États, etc.). Habituellement, ces commissions sont l'institution centrale du régime électoral, et sont habilitées par la loi à exercer pouvoirs et responsabilités;
  • la participation électorale, c'est-à-dire le fait de voter à un scrutin municipal, provincial ou national;
  • les électeurs handicapés, qui sont, en un sens, toutes les personnes qui jugent avoir un handicap qui entrave leur vie de tous les jours ou leur participation à la collectivité. Ce concept peut également être défini plus précisément dans la législation ou la réglementation, et être circonscrit à certains handicaps selon leur gravité;
  • les méthodes de vote, c'est-à-dire les règles, processus et moyens régissant le dépôt des bulletins de vote2. Ce concept englobe les techniques générales (bulletin postal, vote sur Internet, etc.) et les outils et pratiques conçus spécialement pour les personnes handicapées (appareils de vote électronique, gabarits, bulletins en braille, etc.);
  • le taux de vote, c'est-à-dire la proportion des électeurs inscrits qui exercent leur droit de vote;
  • les voies du vote, c'est-à-dire toutes les interfaces réelles ou potentielles (lieux, etc.) entre, d'un côté, les électeurs handicapés et, de l'autre, le système électoral, les scrutins eux-mêmes et l'acte du vote;
  • les pratiques exemplaires, c'est-à-dire toutes les méthodes d'administration électorale, de rayonnement et de communication qui rehaussent la sensibilisation, l'accès et la participation des personnes handicapées au processus électoral.

Combinés, ces concepts expriment les multiples facettes de la participation électorale : ce sont diverses méthodes et procédures qui traduisent toute une gamme de liens entre les commissions électorales et les électeurs, et entre les personnes handicapées, leurs compatriotes et les institutions, le contexte social et les politiques publiques. Le Tableau 1 ci-dessous ramène ces concepts à trois grandes dimensions, et donne pour chacune quelques caractéristiques.

Tableau 1 – Dimensions fondamentales des concepts de la participation électorale

Le contexte des politiques publiques, de l'activisme à l'appui des personnes handicapées et des autres institutions

  • Conventions de l'ONU, codes des droits de la personne et lois contre la discrimination
  • Affaires et décisions des tribunaux
  • Candidats, plateformes et pratiques électorales des partis politiques
  • Services de transport en commun
  • Défense des personnes handicapées et organisations de services

Cadre électoral et pratiques

  • Système électoral : uninominal majoritaire à un tour, membres additionnels, vote unique transférable, listes régionales3
  • Législation électorale
  • Processus d'inscription
  • Technologies et méthodes de vote : vote postal, techniques d'aide au vote
  • Bureaux et installations de scrutin
  • Matériel électoral
  • Responsables et travailleurs électoraux

Électeurs handicapés

  • Nature et gravité du handicap
  • Âge et autres facteurs démographiques
  • Lieu de résidence : maison privée, foyer de groupe, services de soutien, centre d'hébergement
  • Milieu de vie immédiat : parents, amis, voisins et soignants
  • Soutiens et services personnels

Dans les faits, les trois dimensions sont imbriquées les unes dans les autres, mais on les distingue ainsi aux fins d'analyse. D'ailleurs, chacune de ces dimensions est réellement distincte en ce sens qu'elle met en jeu, chacune de son côté, des acteurs et des groupes, des structures d'administration professionnelle et des organisations informelles de relations, d'idées et de pratiques humaines.

On peut aussi dire que ces dimensions de la participation électorale correspondent plus ou moins aux différentes approches de l'incapacité. Ainsi, la première dimension correspond particulièrement à l'approche sociale de l'incapacité, qui met l'accent sur les facteurs environnementaux comme les croyances et attitudes culturelles, les droits de la personne et les politiques publiques. La deuxième dimension évoque l'approche fonctionnelle, qui prône l'adaptation des pratiques électorales et méthodes de vote – y compris les processus électoraux, les communications et les activités de sensibilisation – au niveau de capacité des électeurs. Enfin, la troisième dimension fait surtout penser à l'approche individualiste et biomédicale, qui se concentre sur le handicap ou la maladie de la personne et ses autres caractéristiques individuelles4.

Attardons-nous d'abord au contexte politique et juridique, c'est-à-dire à l'environnement constitué des politiques publiques, de l'activisme des défenseurs des personnes handicapées et des institutions étatiques et autres (Cameron et Valentine, 2001; Rae, 2010; Rioux et Prince, 2002). Certains pays se sont dotés de lois et de politiques particulières concernant les personnes handicapées : par exemple, l'Australie a adopté la Disability Discrimination Act en 1992 et la Commonwealth Disability Strategy en 1998; la Nouvelle-Zélande a édicté en 2006 la NZ Sign Language Act, qui est d'une importance notable pour les personnes utilisant le langage gestuel et pour la prestation des services publics dans son ensemble; le Royaume-Uni s'est doté d'une Disability Discrimination Act en 1995 et d'une Equality Act en 2010 en lien avec les règlements et les lignes directrices, et les États-Unis, de la Americans with Disabilities Act en 1990.

Mais le Canada, contrairement à ces pays, n'a pas de loi nationale sur les droits des personnes handicapées, bien que cette idée ait été soulevée par des activistes communautaires et des partis politiques fédéraux (Prince, 2010). Au Canada, la plupart des politiques relatives aux personnes handicapées s'enracinent dans la législation générale – où les handicaps sont considérés sous leur dimension individuelle et biomédicale – et non dans des lois axées spécifiquement sur les personnes handicapées (McColl et Jongbloed, 2006; Pothier, 2006). Le Manitoba, l'Ontario et le Québec ont des lois sur l'accessibilité, mais les lois-cadres les plus importantes en ce qui concerne l'égalité et les droits des personnes handicapées sont la Charte canadienne des droits et libertés et les lois fédérales/provinciales/territoriales sur les droits de la personne.

Les décisions des tribunaux canadiens peuvent aussi avoir une influence importante sur les droits des électeurs handicapés, les pratiques des commissions électorales et la gamme des méthodes de vote. Après avoir examiné attentivement les arrêts de la Cour suprême du Canada, Pothier (2006 : 306) affirme à cet égard que « la jurisprudence oscille entre compréhension et ignorance, progrès et statu quo, espoir et déception ». Notamment, les décisions de la Cour fédérale du Canada et du Tribunal canadien des droits de la personne font souvent autorité en ce qui concerne les droits des personnes handicapées, la discrimination et l'égalité.

Le cadre électoral et les pratiques connexes forment la deuxième dimension de la participation électorale. À ce sujet, on constate que, au Canada et dans les autres pays, la loi électorale prévoit une vaste gamme de mécanismes de vote qui peuvent aider les électeurs handicapés : accessibilité obligatoire du bureau de scrutin, services d'interprétation, aide à l'électeur, etc. Le tout est complété par des mesures administratives qui facilitent les communications avec les électeurs handicapés et leur assurent un soutien supplémentaire au moment de voter.

Enfin, il faut étudier les électeurs handicapés eux-mêmes pour comprendre pourquoi ils votent ou ne votent pas. Ce ne sont pas seulement les facteurs « corporels » – problèmes médicaux, limites fonctionnelles – qui influent sur leur exercice du vote, mais aussi les caractéristiques démographiques et socio-économiques. Comme le montre l'analyse documentaire qui suit, le mode de vie et le milieu social immédiat de l'électeur – famille, amis, voisins et soignants – jouent aussi pour beaucoup.

Dans les faits, les trois dimensions de la participation électorale sont étroitement liées, et la nature exacte de leur combinaison dans un milieu démocratique donné ne peut être déterminée que par la recherche : les différents gouvernements et commissions électorales mettent probablement l'accent tantôt sur les unes, tantôt sur les autres.

2.2 Méthodologie

La méthodologie utilisée aux fins du présent rapport compte cinq étapes :

  1. réalisation de l'analyse documentaire, notamment sur le taux de participation et les attitudes envers le processus électoral; sont examinées des recherches menées au Canada et dans les autres pays retenus, ainsi que des études générales sur la participation électorale;
  2. détermination des lacunes de la recherche sur la participation électorale des électeurs handicapés, c'est-à-dire des questions devant faire l'objet de nouvelles études;
  3. examen des méthodes de vote utilisées par les commissions électorales au Canada et dans les pays étrangers retenus, selon qu'elles puissent être utiles aux électeurs handicapés ou qu'elles soient conçues expressément pour eux;
  4. détermination des pratiques exemplaires utilisées par les commissions électorales au Canada et dans les autres pays retenus pour communiquer avec les électeurs handicapés et les sensibiliser au vote;
  5. recommandation de pratiques exemplaires pour la réduction des obstacles au vote des personnes handicapées et la communication efficace avec ce groupe d'électeurs.

L'essentiel de la présente recherche est donc une analyse documentaire ciblée, et les études examinées ont été choisies en fonction du cadre analytique et conceptuel exposé ci-dessus. Elle se veut une étude « intégrative » (Cooper, 1998); par conséquent, elle ne met pas l'accent sur les aspects théoriques ou méthodologiques, mais propose un résumé et une synthèse de l'information existante sur la participation électorale et les citoyens handicapés.


2 Il faut distinguer les méthodes de vote des systèmes de vote, ces derniers étant « les mécanismes par lesquels les votes reçus sont transformés en représentation à l'assemblée législative » (Pilon, 2007, 2–3).

3 La pertinence de cette dimension saute aux yeux dans les pays étudiés aux fins du présent rapport. Au Royaume-Uni, plusieurs systèmes électoraux distincts sont utilisés aux différents ordres de gouvernement. Ainsi, le système uninominal majoritaire à un tour est utilisé pour les élections au Parlement et les élections locales en Angleterre et au pays de Galles; le système à membres additionnels sert au Parlement écossais, à l'Assemblée nationale du pays de Galles et à l'Assemblée de Londres; le système à vote unique transférable a été choisi pour l'Assemblée de l'Irlande du Nord, les élections locales en Écosse et en Irlande du Nord, et la Mairie de Londres; enfin, le système des listes régionales sert aux élections européennes, sauf en Irlande du Nord, qui utilise le vote unique transférable. L'Australie, en plus d'imposer le vote obligatoire, utilise le scrutin préférentiel à la Chambre des représentants, et la représentation proportionnelle (vote unique transférable) au Sénat. En 1993, la Nouvelle- Zélande a choisi le système mixte avec représentation proportionnelle : chaque électeur vote deux fois, une fois pour un parti, et une fois pour un candidat. Quant au système électoral américain, bien qu'il soit présidentiel, il ressemble peut-être surtout à celui du Canada, puisque le scrutin s'y fait de façon uninominale majoritaire à un tour. Pour de plus amples renseignements sur la diversité des systèmes de vote et des processus électoraux, voir Pilon (2007).

4 Pour de plus amples renseignements sur ces approches, voir Ressources humaines et Développement des compétences Canada (2010, 2011); McCreath (2011); Prince (2009); Schriner et Shields (1998); et Ward, Baker et Moon (2009).