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Portrait de la conscience juridique des électeurs des Premières nations : comprendre l'exercice du droit de vote

« Le suffrage universel constitue aujourd'hui un élément essentiel de la démocratie. À partir de la notion que seules quelques personnes méritantes (suivant des critères tels la classe sociale, la propriété et le sexe) pouvaient voter, s'est progressivement développé le principe moderne voulant que tous les citoyens aient le droit de vote en tant que membres de la cité. La marche constante du Canada vers le suffrage universel a culminé en 1982 avec la constitutionnalisation à l'art. 3 de la Charte du droit de vote de chaque citoyennote 1. »

La juge en chef Beverly McLachlin
Sauvé c. Canada (2002)


Introduction

Le questionnement sur la participation électorale autochtone ne porte pas sur la façon dont les Autochtones votent individuellement, c'est-à-dire sur leurs choix de candidats ou de partis, mais plutôt sur la participation électorale au sens large, qu'ils votent ou non. Les habitudes de participation électorale des peuples autochtones varient grandement selon le contexte. Aux élections fédérales, on observe généralement un faible taux de participation chez les électeurs autochtones. À l'élection fédérale de 2000, Daniel Guérin a constaté que le taux de participation des électeurs des réserves des Premières nations était de 48 %, soit 16 % de moins que le taux global de participationnote 2. À première vue, ce phénomène n'a rien de surprenant. Comme Alan Cairns l'a noté, « [l'] explication est partiellement d'ordre pratique. De nombreux Autochtones qui vivent dans un milieu urbain déménagent fréquemment, ont un faible niveau d'alphabétisation, sont sans emploi, sont coupés de la grande société et sont distanciés du processus de discussion qui entoure les élections fédérales »note 3. Au Nunavut, qui compte une majorité d'Inuits, la participation électorale semble être la plus faible du pays aux élections fédérales : 54,1 % en 2000, 43,9 % en 2004, 54,1 % en 2006 et 47,4 % en 2008, des chiffres bien plus faibles que les taux nationauxnote 4. Pourtant, à d'autres élections, les électeurs autochtones ont été très nombreux à voter. Au Nunavut, par exemple, la participation aux deux premières élections territoriales a été très élevée – 88,6 % en 1999 et 93,7 % en 2004 – mais elle a nettement reculé en 2008, passant à 71 %note 5. Ces tendances, dit-on souvent, illustreraient le fait que, d'une part, les peuples autochtones du Canada ne se retrouvent pas dans de nombreux organes législatifs tels que le Parlement du Canada et la plupart des assemblées législatives provinciales et que, d'autre part, ils considèrent d'autres organes législatifs tels que celui du territoire du Nunavut comme une incarnation de leur identité en tant que collectivités ou nations distinctes au sein de l'État canadiennote 6. Les élections à ce dernier type d'organe législatif seraient ainsi caractérisées par une forte participation des électeurs autochtones, alors que cette participation serait moindre aux élections fédérales ou provinciales.

Dans cette étude, je cherche à aborder sous un angle différent la recherche sur la participation électorale autochtone en m'appuyant sur l'idée que la participation électorale est fondamentalement une question d'exercice des droits. Lorsque les Canadiens votent à une élection fédérale, il ne s'agit pas uniquement de participation au processus démocratique, mais aussi de l'exercice d'un droit fondamental du citoyen. De ce point de vue, le vote découle d'un statut juridique important au sein de la communauté concernée, un statut social ancré dans la légalité. Lorsque des individus ne votent pas, ils omettent d'exercer des droits, ce qui reflète à la fois leur statut et la façon dont ils se considèrent au sein de cette communauté. En somme, la participation électorale autochtone est un indicateur de l'identité des électeurs autochtones individuels et de l'importance qu'ils attachent au droit de vote.

Cette étude se divise en quatre parties. La première décrit le cadre théorique et méthodologique adopté. Elle explique notamment la raison pour laquelle il convient de se poser plusieurs questions sur la conscience juridique des électeurs autochtones : Comment les électeurs autochtones considèrent-ils la légalité de l'exercice d'un droit qu'implique le fait de voter? Quelles significations culturelles sont associées à l'acte de voter? Cela varie-t-il selon la nature du scrutin? Quelle sorte d'identité l'exercice du droit de vote suppose-t-il? La deuxième partie résume l'histoire du droit de vote des Premières nations au Canada. Ce contexte historique est essentiel pour situer la conscience juridique des électeurs des Premières nations. La troisième partie trace un portrait de la conscience juridique – les significations symboliques possibles du droit de vote – des électeurs des Premières nations. La dernière partie esquisse quelques implications de ce portrait sur les politiques visant l'accroissement de la participation électorale des collectivités des Premières nations et suggère certaines pistes de recherches futures.

Il importe de souligner que, même si je crois que le cadre théorique et méthodologique proposé dans cette étude est applicable à la recherche sur la participation électorale de tous les peuples autochtones du Canada – Premières nations, Inuits et Métis –, les arguments spécifiques sur la description de la conscience juridique ne sont applicables qu'aux membres des Premières nations. En effet, comme je le montre plus loin, la conscience juridique est fonction des histoires particulières et des expériences de chaque peuple face au droit de vote, et à cet égard, la situation n'a pas été la même pour tous les peuples autochtones. Par ailleurs, dans le présent document, les termes « Premières nations » et « Indien » (inscrit ou non inscrit) sont utilisés de manière interchangeable, bien que le terme « Indien » soit employé principalement dans les descriptions de dispositions législatives et d'énoncés de politique.


Note 1 Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), [2002] 3 R.C.S. 519, 2002 CSC 68 au paragraphe 33.

Note 2 Daniel Guérin, « La participation des Autochtones aux élections fédérales canadiennes : tendances et conséquences », Perspectives électorales, vol. 5, n°  3, novembre 2003, (en ligne), www.elections.ca/eca/eim/article_search/article.asp?id=22&lang=f&frmPageSize=&textonly=false. Voir aussi Élections Canada : Lois, politiques et recherche électorales, « Les Autochtones et le processus électoral fédéral : les tendances de la participation et les initiatives d'Élections Canada », janvier 2004, (en ligne), www.elections.ca/content.asp?section=loi&document=abor&lang=f&textonly=false.

Note 3 Alan Cairns, « La participation électorale des Autochtones dans la communauté canadienne », Perspectives électorales, vol. 5, n° 3, novembre 2003.

Note 4 Élections Canada, Quarantième élection générale 2008 – Résultats officiels du scrutin, (en ligne), www.elections.ca/scripts/OVR2008/.

Note 5 CBC News, « Voter Turnout Drops in Nunavut », 28 octobre 2008, (en ligne), www.cbc.ca/nunavutvotes/story/2008/10/28/voter-turnout.html.

Note 6 Voir, par exemple, Kiera Ladner, « Désaffection et nation : les facteurs de la participation électorale autochtone », Perspectives électorales, vol. 5, n° 3, novembre 2003, p. 21-24; Jennifer Dalton, « Alienation and Nationalism: Is it Possible to Increase First Nation Voter Turnout in Ontario? », Canadian Journal of Native Studies, vol. 27, n° 2, 2007, p. 247-291.